Lucy Schwob dite Claude CAHUN (1894.1954)
Manuscrit autographe signé – Sophie la Symboliste.
Cinq pages in-4° à l’encre mauve. Signature biffée. Slnd [circa 1920]
« Avant l’âge de cinq ans nous avions épuisé tous les jeux de l’amour : quand on a commencé par le symbole on a peu de goût à la chose. »
Très rare manuscrit de Claude Cahun – intitulé Sophie la symboliste – détournant à sa guise le personnage mythique de la comtesse de Ségur, Sophie de Réan.
Entre 1920 et 1924, Cahun reconsidéra les destins de plusieurs personnages féminins mythiques, tels Judith, Eve, Dalila, Sapho, Salomé, etc. Sous forme de contes modernistes, tout en appelant à la tradition, Cahun transforma ces figures féminines en femmes modernes et libres. Sophie la symboliste parut, du vivant de l’autrice, dans le Journal littéraire (n°45) du 28 février 1925, puis fut publié au sein du recueil Héroïnes regroupant l’ensemble des textes de Cahun sur lesdites figures féminines.
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Sophie la Symboliste
… En effet, Sophie posa l’abeille par terre en la tenant toujours à travers le mouchoir, et d’un coup de couteau elle lui coupa la tête ; puis, comme elle trouva que c’était très amusant, elle continua de la couper en morceaux.
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…. Enfin il trouva un moyen très habile : il se balança sur sa chaise, et il se pencha tellement en arrière qu’il tomba. Sophie accourut pour l’aider à se relever. « tu t’es fait mal, pauvre Paul ? » lui dit-elle.
Paul
Non, au contraire.
Madame la Comtesse de Ségur née Rostopchine.
L’idée engendre l’être – et l’amour précède les organes qui plus tard le rendront manifeste. Aussi jusqu’à l’heure où la bête aura des ailes, devra-t-elle trouver des équivalents du vol.
Sa première poupée fut, pour Sophie, le premier plaisir et la premier chagrin d’amour, le déflorateur et la fille aînée. Au sortir de la caisse, dés qu’on la mit au jour, elle fut vivante – oui, fragile, facile et délicieuse à casser.
Faire mourir un objet, le détruire, c’est prouver qu’il a bien réellement vécu. Sophie ne s’en fit point faute.
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Elle aime et ne fera saigner que ce qu’elle aime : le poulet noir, l’écureuil, l’âne et son cousin Paul. Il faut remarquer dans son œuvre une admirable progression :
Elle cherche d’abord un objet beau qui lui soit cher, et qu’elle puisse en paix tourmenter (la poupée de cire) ; bientôt elle se plaît au risque ; posséder mieux : le bien d’autrui, en quelque chose qui s’agite et se défende un peu (les poissons rouges) ; elle veut maintenant qu’il y ait lutte, qu’on puisse la blesser à son tour(le poney et l’abeille) ; puis le sang, cette fois, le sang de l’animal merveilleux, longuement désiré, vraiment grand celui-là, vraiment terrible, qui rue, qui braie, et se débatte sous ses talons armés d’épingles – d’éperons ! – sentir des flancs tressaillants entre ses cuisses défaillantes (ce sera l’âne) ; enfin le sang encore, le sang humain – et quelqu’un qui pâtisse consciemment, volontairement, par amour d’elle ! (son cousin Paul, son innocent complice).
Quand Sophie à vingt ans retrouvera Paul, non plus le petit garçon qui la charmait, tantôt flattant, tantôt blâmant et servant ses idées, mais un homme, qui n’a pris dans leurs malheurs si doux qu’un banal désir de mariage – on conçoit son indifférence !
PAUL.
Ne vous intéressez-vous plus pour moi ?
SOPHIE
Avant l’âge de cinq ans nous avions épuisé tous les jeux de l’amour : quand on a commencé par le symbole on a peu de goût à la chose.
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Huit « héroïnes » furent publiées du vivant de Cahun : Eve, Dalila, Judith, Hélène, Sapho, Marguerite, Salomé (au Mercure de France le 1er février 1925), puis Sophie (au Journal littéraire le 25 février 1925).
Six autres textes restèrent inédits jusqu’en 2006 et la parution du recueil Héroïnes : Pénélope, Marie, Cendrillon, l’épouse essentielle, Salmacis, et celui qui n’est pas un héros.
Héroïnes. Éditions Mille et une nuits. 2006. Sous la direction de François Leperlier.