Marcel PROUST (1871.1922)
Lettre autographe signée à la baronne Aimery Harty de Pierrebourg.
Sept pages in-8°. Slnd [peu avant le 10 juillet 1913]
Kolb, Tome XII, pages 225 à 228.
« Le titre général de mes deux volumes est : A la recherche du temps Perdu. Le premier volume s’appelle « Du côté de chez Swann » Tout le monde trouve ce titre horrible. Mais je suis trop fatigué pour changer. »
Exceptionnelle et longue lettre autographe signée, adressée par Marcel Proust à son amie la baronne Aimery Harty de Pierrebourg, écrivaine sous le nom de plume de Claude Ferval.
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Dans la correspondance tentaculaire de Marcel Proust, le jeu des mondanités occupe une place prépondérante ; les lettres véritablement littéraires et plus intimes n’en sont que plus désirables.
Belle-mère de Georges de Lauris, l’un des camarades de Marcel Proust rencontré en 1903 et qui fut un conseiller écouté pour la rédaction de ce qui deviendra Contre Sainte-Beuve, Marguerite de Pierrebourg (1856-1943) fut d’abord peintre avant de se tourner vers l’écriture. Son premier roman fut distingué par l’Académie française et elle devint à partie de 1912 présidente du prix de la Vie heureuse (futur prix Fémina), occupant ainsi une place importante dans la vie littéraire parisienne. Marcel Proust fréquentait son salon et la consultait pour des questions d’ordre littéraire.
Elle fut notamment l’un des témoins de la difficile gestation du premier volume d’A la recherche du temps perdu. Refusé par Fasquelle, la Nouvelle Revue française puis Ollendorff – en dépit des amicales recommandations d’amis au premier rang desquels Louis de Robert – ce premier volume déroutait par son objet et inquiétait par son volume. Proust accepta finalement de le scinder en plusieurs tomes, l’obligeant à récrire certains chapitres. Le titre était également l’objet des critiques des amis de l’auteur, notamment du premier de ses correcteurs et promoteurs, Louis de Robert, qui trouvait le syntagme Du côté de chez Swann « inconcevable tant c’est quelconque ».
C’est dans ce contexte difficile – à la fois épuisé et presque fataliste – que Proust s’adresse à son amie, la félicitant d’abord pour une biographie récente puis relevant l’importance de souvenirs d’enfance chez sa correspondante, manière de « temps retrouvé » : « Je ne me figurais pas que le catholicisme avait joué un si grand rôle dans votre enfance, je ne vous savais pas si attachée au souvenir des processions (je le dis avec sympathie car je suis exactement tel). Ne connaissez-vous pas sur Louise de la Vallière la Carmélite de Reynaldo Hahn. Le livret de Mendès était faible, mais la musique à la fois du temps et de toujours. »
Puis, soulignant l’importance du rôle de conseiller de sa correspondante (« ne fûtes-vous pas, je crois la seule personne, à qui je demandai autrefois avis pour une édition de mes pastiches. Et la mauvaise volonté des éditeurs m’empêcha de l’exécuter. »), il aborde avec humour les difficultés rencontrées pour la publication du premier volume de la Recherche :
« Pour le livre que je termine j’aimerais bien avoir votre conseil […]. J’ai dû, mon livre ayant près de 1 500 pages (et des pages sans un blanc, avec un nombre énorme de lignes), le mettre en deux volumes sous des titres différents, comme les gens qui ont une tapisserie trop grande pour leur appartement et sont obligés de la couper en deux. Mais maintenant que j’ai corrigé les épreuves du premier volume qui a environ 680 à 700 pages, voici qu’on me dit que jamais personne ne lira un livre de cette longueur. »
Il prétend ne pas se préoccuper de succès mais bien d’être lu, s’avouant prêt à accepter d’autres modifications si cela se révélait nécessaire :
« Aucune considération de succès ne pourrait (et je l’ai prouvé par ma lutte avec mes éditeurs) me décider à modifier la division de cet ouvrage (déjà différente de ce que je voulais). Mais s’il s’agit non de succès, mais d’être lu. Si vraiment mon œuvre doit rester inconnue, alors je me résoudrai peut-être à faire soit un premier volume de 500 pages, soit trois petits volumes de 200 qu’on vendrait à la fois, dans une sorte d’étui. Si vous voyez un avis à me donner là-dessus sans vous fatiguer à me répondre dites à Georges qui ne m’écrit plus jamais, ce que vous en pensez et qu’il me dise aussi ce qu’il en pense (le livre perdra d’ailleurs beaucoup à cette division mais enfin si on ne doit pas le lire dans le premier cas, mieux vaut encore qu’il se recompose ensuite dans le souvenir des lecteurs). »
La discrétion auprès de Grasset, l’éditeur du volume (à compte d’auteur), est demandée à sa correspondante puis il fait cet aveu, bouleversant en ce qu’il confesse de fatigue et même d’abattement : « Le titre général de mes deux volumes est : A la recherche du temps Perdu. Le premier volume s’appelle « Du côté de chez Swann » Tout le monde trouve ce titre horrible. Mais je suis trop fatigué pour changer. »
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Texte complet :
« Madame, Je ne puis vous dire la reconnaissante émotion que m’a causée votre lettre. Je suis si mal en ce moment que je diffère de vous parler plus longuement de cette touchante figure que vous avez préservée et sauvée ; quelle chose émouvante que l’art puisque son jugement dernier peut ainsi ressusciter celle qui attendait sous sa dalle (« Hinc Surrectura», dit la tombe), et puisque dans sa chimie mystérieuse il sait faire apparaître à la fois l’une à travers l’autre l’âme du modèle et l’âme du peintre, des deux Amies qui ont traversé la distance des siècles pour se rejoindre. Qui dira laquelle a fait les premiers pas, de l’animatrice en quête d’une morte méritante et dédaignée en qui transfuser sa vie, ou de l’âme en peine d’incarnation nouvelle qui vint la solliciter, obséder son rêve et tenter son pinceau.
Je ne me figurais pas que le catholicisme avait joué un si grand rôle dans votre enfance, je ne vous savais pas si attachée au souvenir des processions (je le dis avec sympathie car je suis exactement tel). Ne connaissez-vous pas sur Louise de la Vallière la Carmélite de Reynaldo Hahn. Le livret de Mendès était faible, mais la musique à la fois du temps et de toujours. Vous voyez que je vous parle malgré moi de votre livre. Je voulais seulement vous dire que si vraiment ce que je pense vous soucie un peu, ce qui me rend bien fier, je vous assure que rien n’est plus réciproque. D’ailleurs ne fûtes-vous pas, je crois la seule personne, à qui je demandai autrefois avis pour une édition de mes pastiches. Et la mauvaise volonté des éditeurs m’empêcha de l’exécuter.
Pour le livre que je termine j’aimerais bien avoir votre conseil et vous devriez bien dire à Georges de me l’écrire en y ajoutant le sien. J’ai dû, mon livre ayant près de 1 500 pages (et des pages sans un blanc, avec un nombre énorme de lignes), le mettre en deux volumes sous des titres différents, comme les gens qui ont une tapisserie trop grande pour leur appartement et sont obligés de la couper en deux. Mais maintenant que j’ai corrigé les épreuves du premier volume qui a environ 680 à 700 pages, voici qu’on me dit que jamais personne ne lira un livre de cette longueur.
Aucune considération de succès ne pourrait (et je l’ai prouvé par ma lutte avec mes éditeurs) me décider à modifier la division de cet ouvrage (déjà différente de ce que je voulais). Mais s’il s’agit non de succès, mais d’être lu, si vraiment mon œuvre doit rester inconnue, alors je me résoudrai peut-être à faire soit un premier volume de 500 pages, soit trois petits volumes de 200 qu’on vendrait à la fois, dans une sorte d’étui. Si vous voyez un avis à me donner là-dessus sans vous fatiguer à me répondre dites à Georges qui ne m’écrit plus jamais, ce que vous en pensez et qu’il me dise aussi ce qu’il en pense (le livre perdra d’ailleurs beaucoup à cette division mais enfin si on ne doit pas le lire dans le premier cas, mieux vaut encore qu’il se recompose ensuite dans le souvenir des lecteurs).
Mais que Georges qui connait mon éditeur (Grasset) ne lui parle pas de cette hésitation, car je ne la lui ai pas soumise et ne lui en parlerai que si je me décide, ce qui me sera bien dur. Le titre général de mes deux volumes est : A la recherche du temps Perdu. Le premier volume s’appelle « Du côté de chez Swann » Tout le monde trouve ce titre horrible. Mais je suis trop fatigué pour changer.
Je suis content que Georges ne m’ait pas vu. J’ai tellement maigri qu’il ne me reconnaîtrait pas. Adieu Madame et merci encore de me donner un encouragement que j’ai peut-être pris trop à la lettre en me permettant de vous écrire ces dernières pages et daignez agréer mes hommages respectueux et admiratifs. Marcel Proust. »