Georges CLEMENCEAU – Manuscrit autographe – Laïcité et Dominicains.
Manuscrit autographe de l’article paru en une de L’Aurore le 7 janvier 1906.
1.800€
Manuscrit autographe de l’article paru en une de L’Aurore le 7 janvier 1906.
1.800€
Georges CLEMENCEAU (1841-1929)
Manuscrit autographe – L’enseignement laïque par les Dominicains.
Six pages in-4° au verso de feuillets à en-tête du Sénat.
Sans lieu ni date [janvier 1906]
Manuscrit autographe de l’article paru en une de L’Aurore le 7 janvier 1906.
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« Le ministre de l’Instruction publique n’ayant pas encore osé nommer un dominicain à la chaire d’assyriologie au Collège de France, la famille Berthelot est dans les larmes. Quel gilet plus propice à recevoir ces pleurs que le surplis de la Libre Parole ? Mais M. Marcellin Berthelot, président académique de toutes les libres pensées, souffre trop de souffrir des malheurs de la Congrégation pour pleurer de ses propres yeux sur le Père Dominicain Scheil, où il voit le plus pur représentant de la laïcité. C’est par les orbites de son fils, M. Daniel Berthelot, qu’il juge préférable d’épancher le plus pur du flot de ses pleurs. Spectacle attendrissant dont l’effet ne peut manquer d’être irrésistible sur les glandes lacrymales de M. Bienvenu-Martin !
Parmi les hoquets déchirants, les sanglots, le rédacteur de la Libre Parole a pu distinguer ces paroles entrecoupées de tragiques silences :
[Le passage qui suit, en rouge, reproduisant les déclarations de Daniel Berthelot, sans doute découpé de La Libre Parole et qui devait être joint au manuscrit, n’a pas été conservé :]
“Mon père a, en effet, proposé la candidature du P. Scheil et a voté pour lui. Il le considère comme le premier assyriologue de France et est d’avis que sa place est dans notre première chaire d’assyriologie.
Il ne comprend même pas que des questions d’opinion ou de convictions religieuses ou autres puissent être soulevées en pareille matière.
Il voit l’homme, le savant, sans tenir compte d’aucune autre considération.
Le P. Scheil est un homme de très haute science : il a fait des travaux d’assyriologie de tous points remarquables, et mon père le connaît depuis longtemps.
“Vous n’ignorez pas, sans doute, que l’archéologie a de nombreux points connexes avec la chimie. C’est ainsi, par exemple, qu’en analysant les objets de bronze on arrive à déterminer leur succession chronologique par les proportions et les matières de l’alliage. Mon père a donc eu à collaborer avec le P. Scheil, et c’est alors qu’il apprit à le connaître et à l’apprécier.
– Et croyez-vous que le P. Scheil soit nommé ?
– Je l’ignore : nous savons que le ministre est vivement sollicité en sens contraire. Mais mon père espère que M. Bienvenu-Martin saura se dégager de ces influences et, conscient de sa responsabilité, saura faire œuvre de justice et de bon sens en confiant au P. Scheil la chaire à laquelle il a plus de droit que tout autre.”
Que le grand chimiste me pardonne de le lui dire, mais avant de décerner au Père Dominicain un brevet d’aptitude assyriologique, il aurait bien fait de se demander à quel titre il s’instituait juge dans un domaine auquel il est étranger. Qu’il s’affuble grotesquement de palmes vertes et d’une épée de bois pour collaborer au dictionnaire que l’Académie ne fait pas, c’est son affaire. Tout homme, fût-il de haute intelligence, est libre de se ridiculiser à ses heures dans la mesure qu’il lui peut convenir. Mais s’il nous estime assez dépourvus de sens pour nous laisser influencer par sa robe sorbonnifique et son bonnet carré quand il prononce en des matières où le monde entier se plaît à reconnaître son ignorance, il commet une impardonnable erreur.
Le magister dixit n’est plus de notre temps. Il faut donner des raisons, et les raisons de M. Berthelot sont dignes de Purgon quand M. Berthelot nous explique que c’est en analysant des bronzes assyriens qu’il a découvert la capacité supérieure du Dominicain dans la discipline de l’assyriologie. Si le Père Dominicain prétendait juger la chimie de M. Berthelot sur sa propre aptitude à déchiffrer les caractères assyriens, cela f[er]ait rire jusqu’aux Académies. Quand c’est Berthelot qui découvre par la composition d’un bronze le génie d’un fils de st Dominique en matière d’assyriologie, cela fait rire encore, mais pas aux dépens du Dominicain.
C’est M. Barbier de Meynard, administrateur de l’École des langues orientales, qui se présente pour porter secours à M. Berthelot en détresse, par le moyen d’une conversation avec un rédacteur de l’Éclair. M. Barbier de Meynard, lui, n’a pas besoin de truchement. Il parle, il discute même. Mais de quelle façon ! “On reproche au Père Scheil, dit M. Barbier de Meynard, d’avoir commis une erreur de lecture dans un texte où il faisait intervenir à tort le roi Chedorlaomer. Je voudrais bien voir ses détracteurs déchiffrer quelques écritures idéographiques : cela modifierait peut-être un peu leur assurance. On a d’ailleurs rapporté cette confusion en la gratifiant d’une perfidie : on a prétendu qu’elle était volontaire et que le P. Scheil l’avait sciemment perpétrée, afin de corroborer le chapitre XIV de la Genèse, où il est précisément question de ce Chédorlaomer. Or, la bonne foi du P. Scheil est hors de doute, et il faut laisser le bénéfice de cette indélicatesse à ceux qui l’ont inventée.”
Avouez qu’il faut être bien à court d’arguments pour chercher la justification des “erreurs” du Père Schell dans l’incapacité où se trouve la généralité des humains (y compris M. Bienvenu-Martin et M. Berthelot lui-même) de déchiffrer les textes d’Hamurabbi [sic]. Je ne lis pas l’assyrien, aussi ne suis-je pas candidat à la chaire d’assyrien au Collège de France. Le Dominicain Schell est candidat et il commet dans ses lectures de documents des fautes si grossières qu’il fournit des traductions tendancieuses absolument erronées dont le seul avantage est de concorder, par hasard ! avec le livre sacré de la congrégation. M. Barbier de Meynard ne veut pas qu’il y ait là trace de “perfidie.” Je ne demande pas mieux que de dire comme lui. Seulement, il faudra bien alors me concéder que l’enseignement du Père Schell est trop sujet à caution pour que nous prenions le parti de livrer nos jeunes laïques aux interprétations fantaisistes de ce très faillible Dominicain.
Ce n’est pas, d’ailleurs, que M. Barbier de Meynard ne se rende compte de la fausse situation d’un Père Dominicain dans une chaire où s’offre [à] lui le contrôle de ses mythes sacrés : “A coup sûr, observe-t-il, si la chaire vacante avait été celle d’exégèse biblique, ou une autre analogue, nous n’aurions jamais pensé à y mettre un religieux. Mais la chaire d’assyriologie n’a que de très lointains rapports avec la Bible, et les idées philosophiques du professeur n’ont aucun point commun avec les études qu’il dirige.”
Ainsi M. Barbier de Meynard confesse ingénument que l’idée ne lui serait point venue de confier la chaire d’exégèse biblique à un religieux, dont l’esprit, en ce cas, ne lui paraît pas suffisamment libéré. Mais comment peut-il alors soutenir que “la chaire d’assyriologie n’a que de très lointains rapports avec la Bible” lorsque chacun [sait] que le caractère mythique de la Genèse a été mis en relief par la comparaison avec les traditions babyloniennes, et lorsque son candidat le Père Schell a été précisément surpris dans l’acte de fausser – en toute innocence ! – la lecture des textes assyriens, ainsi mis par ses soins pieux dans un état de concordance biblique tout à l’édification des fidèles ?
De quel poids peut-il être, en ce cas, que le Père Schell ait fait “une déclaration très catégorique et très libérale” à son avocat M. Barbier de Meynard dont le parti pris n’avait certainement pas besoin de l’étui de cette assurance. Le plus clair de son libéralisme c’est qu’il reste, a-t-il dit, “intégralement fils de st Dominique,” gloire de l’Inquisition. Cela en dit assez. Le Père Schell est tellement libre qu’il n’a pas le droit de publier une ligne sans l’imprimatur du général des Dominicains, et si peu suspect d’hérésie qu’il lui est arrivé de siéger dans les commissions de censure chargées d’examiner les ouvrages de ses frères en st Dominique.
Le Temps, il est vrai, a fait une trouvaille qui résout toutes les difficultés. M. Combes, ayant dissous l’ordre de St-Dominique en France, il n’y a plus de Père Schell, puisque plus de Dominicains. Sans doute l’ordre des Dominicains subsiste avec son général à qui l’obéissance du corps et de l’esprit est due et cette obéissance le Père Schell en fait publiquement profession en déclarant qu’il demeure “intégralement fils de St Dominique.” Mais il suffit, en effet, de nier l’évidence pour que la nomination du Dominicain au Collège de France puisse se justifier par ce tour d’escobarderie. Nous n’aurions ainsi frappé les congrégations et séparé l’Église de l’État que pour supprimer les barrières qui pouvaient gêner les progrès du cléricalisme enseignant, pour faciliter, moyennant un simple changement de costume, l’entrée de la Congrégation dans l’enseignement laïque de l’État.
Il m’est arrivé parfois d’avoir l’amitié sévère pour M. Bienvenu-Martin. Je dois dire pourtant que ceux qui l’ont approché le déclarent incapable de toute compromission cléricale. Nous allons bien voir. Car c’est M. Bienvenu-Martin qui est ministre de l’Instruction publique, non M. Liard, non M. Barbier de Meynard, non M. Berthelot, non le général des Dominicains, troupe bigarrée des apologistes du “Révérend Père.” C’est M. Bienvenu-Martin qui a l’autorité, partant la responsabilité. Il prononcera sur lui-même autant que sur le Dominicain. »
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Soutenu par plusieurs personnalités de premier plan, dont Marcellin Berthelot, le père Scheil (en non Schell comme l’écrit Clemenceau), dominicain, était candidat à la chaire d’assyriologie du Collège de France. Alors que la loi de séparation de l’Église et de l’État venait d’être votée (9 décembre 1905) et n’en finissaient pas de nourrir les passions, les enjeux de la nomination du titulaire de la chaire d’assyriologie dépassaient les limites des cercles savants.
Dans un article intitulé Saint Dominique au Collège de France paru dans L’Aurore quelques jours plus tôt, le 30 décembre 1905, Georges Clemenceau les résumait déjà : « On sait combien les études assyriologiques sont étroitement liées à l’exégèse biblique. Il est maintenant établi, par exemple, que les récits de la Genèse sur la création, la chute de l’homme, le déluge, ont été empruntés au cycle des légendes babyloniennes. De telles découvertes montrent forcément les Livres Saints sous un jour un peu différent de celui sous lequel un ecclésiastique est tenu de les regarder. Les dogmes catholiques en reçoivent à l’occasion de terribles accrocs. […] Il est donc nécessaire qu’un assyriologue sérieux soit un esprit absolument indépendant. » Un père dominicain ne saurait donc être titulaire d’une chaire d’assyriologie qui n’est pas une branche de la théologie, mais une science, comme il le souligne à nouveau ici.
Quant à la tentative de justification de Combes expliquant qu’il n’y a plus de Dominicains en France, l’ordre ayant été dissous, Clemenceau la traite « de tour d’escobarderie ».
L’affaire prit une telle ampleur qu’elle fut l’objet d’un débat à la Chambre…
Georges Clemenceau s’en prend sans ménagement à Marcellin Berthelot, soutien actif du père Scheil, déniant au chimiste toute autorité sur une science qui lui est étrangère. Berthelot avait été convaincu de la compétence du Dominicain après avoir analysé la composition chimique d’un bronze assyrien ; ses conclusions scientifiques corroboraient les affirmations historiques du père Scheil. Éclat de rire de Clemenceau : « Si le Père Dominicain prétendait juger la chimie de M. Berthelot sur sa propre aptitude à déchiffrer les caractères assyriens, cela ferait rire jusqu’aux Académies. » Et le jugement est sans appel : « Qu’il s’affuble grotesquement de palmes vertes et d’une épée de bois pour collaborer au dictionnaire que l’Académie ne fait pas, c’est son affaire. Tout homme, fût-il de haute intelligence, est libre de se ridiculiser à ses heures dans la mesure qu’il lui peut convenir. Mais s’il nous estime assez dépourvus de sens pour nous laisser influencer par sa robe sorbonnifique et son bonnet carré quand il prononce en des matières où le monde entier se plaît à reconnaître son ignorance, il commet une impardonnable erreur. » (Dans le texte imprimé, l’adverbe « grotesquement » a été retiré et la « robe sorbonnifique » a été remplacée par la « robe de Sorbonne » : le texte y gagna en sobriété ce qu’il avait perdu en drôlerie.)
Pour l’anecdote, la place qui se situe devant le Collège de France est désormais nommée place Marcellin Berthelot.
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