François MITTERRAND – Lettre de guerre. 1940.

« Quelle tristesse si l’Allemagne prenait le pas sur nous ;  nous, les civilisés. »

1.800

François MITTERRAND (1916.1996)

Lettre autographe signée à Marie-Louise Terrasse, dite Catherine Langeais.

Six pages in 8°. [Meuse]. 4 juin 1940.

 

« Quelle tristesse si l’Allemagne prenait le pas sur nous ;  nous, les civilisés. »

 

Belle et longue lettre de guerre tandis que l’Allemagne poursuit son avancée.

« Ma bien-aimée chérie, je ne verrai jamais la fin de cette journée ! Pas de lettre de toi ce matin, donc, deux jours de silence, et j’attends le courrier de demain avec une impatience inquiète. J’ai traîné tout le jour ; envie de ne rien faire, pas même de rêver à toi de peur de souffrir trop. Non pas que je doute de toi, mon Zou chéri ! Mais la confiance n’empêche pas la peine. Je t’aime, chérie, et ne puis me passer de toi. Ce qui augmente mon inquiétude, c’est, à côté de moi, les lettres reçues fort régulièrement par mes camarades et qui mettent généralement 3 jours pour nous parvenir. Enfin chérie chérie, si notre amour est une source de chagrin quand nous sommes séparés, il est en même temps une consolation, plus que cela, une joie très douce. Je t’adore, et t’écrire ces lignes me replace devant toi, m’écarte de ma tristesse. Je te vois dans ta beauté, ma petite fiancée chérie, avec mon merveilleux désir et mon amour ; je te vois ma pêche et tout s’apaise, tout devient simple. Ma petite femme chérie, d’où vient ce pouvoir qui est en toi : tout ce que tu possèdes est plein de délices. Quel privilège pour moi, puisque ces délices tu me les donnes. J’ai été obligé de célébrer tout seul le troisième 3 de nos fiançailles. Mais ta présence en moi demeure tellement vivante que ma solitude est pleine de toi. Quelle hâte de te retrouver, de te serrer dans mes bras, de t’aimer selon notre désir, de te couvrir de caresses comme autrefois, mieux qu’autrefois. Quelle hâte de te posséder, mon amour chéri. Je sais tellement que notre bonheur sera fou.

Dans une de tes lettres, tu me disais qu’après notre mariage, nous passerions dix jours (si, pendant la guerre) de délices et de folie. Oui, tous deux seuls, oublieux du reste du monde. Je me souviens dans le moindre plaisir, que tout avec toi fut merveilleux d’ivresse. Ma femme adorée, comme je comprends qu’on t’aime, que tous les hommes t’entourent, te veulent pour eux. Et encore, ce qu’ils désirent, ils n’en savent pas la vérité plus délicieuse que leurs rêves. Mais moi, par ce que tu m’as donné, je connais désormais mon bonheur. Simplement t’entourer de mes bras, te serrer un instant contre moi, et jamais aucune joie n’a existé. Le plaisir même, je ne savais pas ce que c’était avant de toucher ta main, avant notre premier baiser si simple, avant nos premières caresses… et le Bonheur, à plus forte raison. Si la guerre n’était pas là, ce mois de juin s’annoncerait incomparable. Avec le soleil, la clarté du ciel, l’explosion de vie contenue dans chaque feuille, dans chaque arbre, en toute chose nous saurions bien composer à notre tendresse un décor à sa mesure. Je songe aux promenades perdues, aux soirées qui n’auront pas lieu maintenant, aux premières heures de la nuit qui seraient pour nous l’occasion des plus doux abandons avant l’abandon tant désiré qui te donnera à moi, et moi à toi, dans un amour sans limites, invraisemblable. Je songe aux caresses que je t’ai données, à celles plus enivrantes encore qui nous unirons puisque notre mariage supprimera toute séparation, nous révélera tous les trésors, toute la tendresse qui vit en chacun de nous. Je songe à notre accord en tout, à notre volonté commune d’utiliser notre amour en bien, de faire de notre vie une belle œuvre, intelligente, nette, solide et débarrassée selon nos forces des petitesses qui naissent trop souvent par manque d’amour. Je songe à une vie qui serait faite d’une merveilleuse habitude : notre amour, et d’une absence d’habitudes : les mimes de l’amour, les médiocrités quotidiennes. Sans doute les subirons-nous parfois parce que nous sommes loin d’être parfaits, mais jamais nous n’en serons esclaves : notre amour nous sauvera de tout ce qui est laid.

Et je pense surtout que tout cela n’est pas un rêve, que cette exaltation de tout mon être devant toi, que cette joie de mon cœur, de mes sens, de mon esprit devant toi, mon aimée, je les ai connues. Que chaque fois que nous avons été réunis, j’ai senti que j’étais meilleur, plus près de la vérité, de la beauté.

Ma petite Marizouchou chéri, je t’adore. Que fais-tu à Jarnac ? Comment remplis-tu tes journées ? Ne t’ennuies-tu pas trop ? Tu dois commencer à bien connaître chaque être, chaque rue, l’air de la maison et l’air du pays ! Comme tu dois être jolie dans ces rues que tu parcours pour moi, à cause de moi, parce que nous nous aimons. Comment es-tu habillée ? Avec des vêtements que je connais ? Ton corsage, ta jupe, tes bas, tes chaussures ? Portes-tu ceux que j’ai aimés parce qu’ils étaient un peu de toi, qui ont été les compagnons de notre tendresse ? Ta robe des fiançailles qui fut aussi “la robe de nos amours”. Mon amour adoré, raconte moi tout cela. Et ton rouge à lèvres, ton parfum. Le soir, quand tu es démaquillée, me réserves-tu pour la nuit tes lèvres, ta peau douce, tes caresses ? Et le matin, à ton lever, penses-tu que je pourrais être là ? Toi en pyjama et en robe de chambre et notre petit déjeuner refroidit parce que nous sommes trop occupés, trop merveilleusement occupés.

Chérie chérie (j’aime cette appellation ainsi que mon trésor adoré et mon amour chéri, c’était si amusant, si émouvant de se nommer ainsi en riant. Si tu t’élançais dans mes bras ma toute petite fille tellement femme, tellement sûre de son pouvoir…). Je t’aime. Grâce à toi, je sens la vie accrochée en moi. La guerre m’aura sans doute aidé à retrouver les sources plus vraies de mes croyances en me forçant à me considérer à fond, à considérer la destinée. Ma déesse aimée, mon tout petit Zou, tu es toujours restée infiniment près de moi. En moi sont inscrits ces mots que tu m’écrivais : “n’oublie pas que notre amour passe avant tout, est tout”. Et j’ai obéi (ce n’était pas rien ! Avant tout : avant la Mort et sa présence). Mon rayon de soleil chéri, si plus tard tu remplis aussi bien ton rôle, je serai l’homme le plus heureux du monde. Mais prie ardemment, dans la paix, la joie, le calme, prie pour nous, pour que nous vivions notre vie, pour que nous la vivions dans la nette perception du vrai, pour que nous la vivions en accord avec Dieu. Et moi je m’émerveille de t’aimer comme je sentais qu’il fallait aimer pour connaître les plus profondes joies. Mon petit chou, je t’aime. Écris-moi de longues lettres mais surtout dis-moi que tu m’aimes.

Moi, je t’adore. Je te donne mes plus doux baisers ma pêche chérie, et je prends ta bouche, mon royaume, avec la tendresse que tu sais. François

P.S. Me voici Sergent-chef ! Un échelon supérieur qui ne change pas grand’chose à ma situation. Tu me vois dans quelques temps adjudant ! De toutes manières, il n’y a qu’une façon de contribuer au salut de la France. Sergent ou autre chose, je m’y adonnerai avec autant de décision. Quelle tristesse si l’Allemagne prenait le pas sur nous ; nous, les civilisés. F. »

 

 

Catherine Langeais (1923.1998), de son vrai nom Marie-Louise Terrasse, rencontre le 28 janvier 1938, lors du bal de l’École normale supérieure, François Mitterrand avec qui, bien qu’âgée de 15 ans seulement, elle se fiance. Mitterrand écrira plus de 300 lettres à celle qu’il surnommait Zou.

 

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