Alberto GIACOMETTI (1901.1966)
Ensemble de onze lettres autographes signées à l’artiste Constant Rey-Millet.
Soit un total de 45 pages in-8° ou in-4°, et 9 enveloppes.
Du 2 janvier 1947 au 4 août 1958. Correspondance inédite.
« J’ose à peine vous dire que dès le jour de mon retour, j’ai tout recommencé ; 4 figures dont une grandeur nature et 3 bustes. »
Extraordinaire ensemble manuscrit, totalement inédit à la bibliographie du sculpteur, couvrant douze années d’amitié entre les deux hommes.
Ces onze lettres, rédigées d’une écriture dense, offrent une fascinante plongée dans l’univers artistique et intime de Giacometti. Celui-ci y évoque ses amis Picasso, Balthus, Derain, Sartre, Beauvoir, Gruber … ; sa mère, son épouse Annette et son frère Diego ; ses galeristes Pierre Matisse et Aimé Maeght ; ses expositions à New-York et Bâle, et en filigrane, toujours, sa quête créatrice infinie : dessins, lithographies, peintures et sculptures ; l’œuvre d’une vie.
Au fil de ces pages, et durant ces douze années de correspondance – certainement les plus denses de la carrière artistique de Giacometti – l’on découvre un homme passionné, en quête d’absolu, humble et persévérant, entièrement dévoué à son Œuvre, à la peinture et à la sculpture, s’éreintant nuits et jours à créer le Beau.
La correspondance débute le 2 janvier 1947 tandis que Giacometti travaille à son œuvre mythique L’Homme qui marche : « …. J’étais malheureux pendant des jours et je ne suis pas encore dans un bon état. Cahier d’Art est sorti avec 16 pages à moi, 8 sculptures, et 8 dessins. J’ose à peine vous dire que dès le jour de mon retour, j’ai tout recommencé ; 4 figures dont une grandeur nature et 3 bustes. Mais j’ai fait en 5 jours le travail que je faisais avant en 6 mois et c’est là que je voulais arriver d’abord ; de manière que ça va tout de même un peu mieux et je vais, je crois, vite les finir mais très envie de faire la peinture et j’y travaille un peu tous les jours. Je commence à voir comment m’y prendre… » Il informe son ami de la vie artistico-parisienne : « Je n’ai pas vu l’exposition Balthus mais ça n’a pas très bien marché, ce que je craignais. Très peu de critiques, plutôt mauvaises et très très peu de vente et pas beaucoup de personnes qui l’aiment (sa peinture)…. Il n’a qu’à s’occuper un peu plus, il me semble, de peinture et moins de sujet fillettes (…) Avant-hier Picasso un moment chez Lipp où il va manger en ce moment assez souvent. »
Le 4 février 1948, Giacometti conte à son ami le succès de son exposition à New-York, chez Pierre Matisse : « J’ai enfin reçu des nouvelles de l’exposition, elle est ouverte depuis le 19. Matisse dit qu’elle est très belle bien et il m’a envoyé un très beau catalogue avec beaucoup de reproductions, le texte de Sartre, un petit texte-lettre de moi et des dessins. Il me dit que la critique a été idiote surtout indisposée par la présence de Sartre (il a fait un long texte que j’aime beaucoup et Matisse l’aime aussi), tant pis pour la critique. Il dit aussi que le public ne sait pas encore quoi penser de mes choses, ce qui me semble très compréhensible. » et continue d’évoquer son travail infini mêlant peintures et sculptures : « J’ai recommencé à travailler. Ma mère me pose tous les jours, souvent matin et après-midi. Je recommence tous les jours mes tableaux mais je tâtonne encore beaucoup. Je voudrais continuer ce travail pendant des mois mais en même temps je suis impatient de reprendre mes sculptures à Paris et je vais continuer avec les peintures aussi… »
Le 14 février 1950, il n’est plus question d’art, mais d’amitié, de soutien. En effet, Constant Rey-Millet vient d’apprendre être frappé de la maladie de Parkinson (qui l’emportera au début de l’année 1959) : « … Je n’oserais pas vous dire d’avoir du courage et de supporter tous ces régimes et privations parce que du courage vous en avez (…) Je suis malheureux que vous soyez malade et de la vie dure que vous devez faire mon très cher Rey-Millet et de la patience que vous devez avoir et je ne serai content que le jour que je vous reverrai ici…. »
Dans une longue lettre du 28 février 1950, tourmenté par son œuvre et sa quête de création – « J’ai commencé trop de choses et je n’arrive plus à trouver un moment de répit surtout parce que je suis toujours à côté de ce que je veux » – Giacometti prépare son exposition à la Kunsthalle de Bâle : « … Nous irons chez ma mère un peu, cela au mois de mai, en passant par Bâle où je vais exposer en même temps que Masson une dizaine de sculptures. » et évoque ses amis Sartre, Beauvoir, Braque, Zervos, Maeght, et Balthus : « Balthus souvent absent, à la recherche de maisons et que je vois assez rarement, fait les décors pour Cosi Fan Tutte (…) Nous voyons assez régulièrement Leiris et Sartre qui part dans quelques jours avec S.(imone) de B.(eauvoir) pour Tombouctou. » Il confesse par ailleurs, dans cette phrase anthologique, faire des efforts sur sa consommation d’alcool : « … Depuis 2 mois je ne bois plus une goutte d’alcool et très peu de vin… »
L’été suivant, en août 1951, Giacometti est sollicité par son ami pour la réalisation d’une lithographie à faire paraître dans un ouvrage initié par Rey-Millet : « Tout de suite à propos de la litho : je la fais avec plaisir et vous n’avez pas à être confus de votre « insistance », comme vous dites, mais pas du tout. Mais quoi faire ? Je voudrais que vous me donniez un sujet, ou une idée de sujets possibles,… ». Il le tient informé de ses créations en cours : « Je travaille beaucoup et depuis cet après-midi je crois que j’ai fait des progrès dans le dessin en peinture et cela parce que je fais de nouveau poser Annette depuis 3 jours. »
Quelques semaines plus tard, le 2 octobre, Giacometti annonce à Rey-Millet avoir réalisé les œuvres demandées : « J’ai apporté 3 lithographies chez Mourlot pour en tirer des épreuves. » et rapporte des nouvelles des escapades amoureuses de Picasso et de la peinture de son ami Balthus. « Rien de neuf dans cette ville. Vous savez que Picasso, semble-t-il parti avec jeune fille (très jolie) pour Afrique du Nord et semble-t-il fini époque tranquille, terroir, travail. Très, aujourd’hui, belle journée. Balthus a commencé 2 grandes peintures. Ne les ai pas encore vues. »
Rey-Millet ayant reçu les lithographies promises, le sculpteur, depuis Stampa, se réjouit de leur goût commun sur l’épreuve figurant l’écrivain Suisse Charles Ferdinand Ramuz : « Je suis très content de ce que vous dites des litho et c’est la même que je préfère et j’en fais tirer quelques exemplaires, aussi j’ai commandé l’autre pour le livre et je pense qu’elle est déjà tirée. Quelqu’un chez Mourlot et qui connaissait Ramuz trouvait la nôtre ressemblante. », et bien sûr, comme en chaque lettre, il évoque son travail : « J’ai commencé à peindre un peu (…) Je vais peut-être me promener encore un peu ou dessiner Annette qui travaille là à côté. »
Après un mois et demi de vacances, de retour à Paris en décembre 1951, Giacometti est épuisé (!) et confesse à son ami être complètement déboussolé : « J’étais tout éparpillé sur les routes, dans d’autres paysages et autres milieux presque simultanément. Je voyais la route à Stampa, la mer et l’arbre devant notre maison, et puis j’étais en autocar vers Sisteron et je prenais un café à St Rémy (…) je ne savais plus qui j’étais. », mais il faut travailler, créer, œuvrer encore et toujours : « Après une semaine j’ai à peine commencé à travailler un peu. Mais vidé complètement mon atelier, je ne pouvais plus rien voir de ce que j’y avais laissé. Vu Balthus qui a beaucoup progressé avec son grand tableau, il va, je crois, très bien s’en sortir. Tzara toujours par là… »
Près de sept années s’écoulent jusqu’à la lettre suivante, datée du 27 février 1958. Rey-Millet vient d’exposer ses œuvres à la galerie de l’Élysée provoquant l’enthousiasme de Giacometti : « J’ai vu tous les dessins chez Maguy galerie de l’Élysée. Rien depuis longtemps ne m’a fait un tel plaisir, ils sont merveilleux, merveilleux, (…) Plusieurs seront chez moi et l’hommage à Mozart pour Annette et le dessin au crayon avec les arbres et le toit au fond légèrement coloré comme le pré,… »
Durant l’été 1958, depuis Stampa, Giacometti confie sa fatigue et son désarroi : « J’étais tellement fatigué que je n’étais plus capable de faire quoi que ce soit, sinon de rester couché et de lire plus ou moins « Les Misérables » (…) Après tous les derniers mois à Paris où j’ai travaillé tout le temps sans arriver à faire ce que je voulais et dormant toujours trop peu, une fois ici je suis tombé complètement à plat. J’avais commencé un paysage avec les arbres que je vois de la maison mais découragé ou plutôt trouvant absurde de s’imaginer pouvoir se retrouver dans leur indicible complication, il faudrait commencer par essayer d’en faire un seul isolé. »
La dernière lettre, datée du 4 août 1958, est teintée de toute l’amitié que Giacometti porte à Rey-Millet. Il sait ce dernier souffrant et affaibli par la maladie de Parkinson, et lui témoigne son affection et sa joie à la réception de ses dessins : « Je ne peux que vous redire, cher Constant, l’immense joie que j’ai éprouvée quand j’ai vu pour la première fois les dessins ici (…) Mais j’étais surtout heureux d’être chez vous, assis à côté de vous, mais la joie des dessins est inséparable de cela, de vous retrouver vous comme vous étiez toujours. »
Rey-Millet meurt quelques mois plus tard, le 26 janvier 1959, sur sa terre natale de La Tour en Faucigny..