Albert GLEIZES (1881.1953)
Lettre autographe signée à sa cousine.
Deux pages in-4° sur papier tamponné à son nom et adresse. Mouillure sur le recto.
Saint-Rémy de Provence. 19 juillet 1947.
« Qui discute à présent les Impressionnistes, Van Gogh, Cézanne… etc. ? Presque tous sont morts, sinon ignorés, du moins vilipendés, niés.
Nous, nous avons eu une chance exceptionnelle. »
Riche et passionnante lettre du peintre cubiste revenant sur sa jeunesse artistique.
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“Ma chère Geo, s’il fallait pour venir bavarder avec toi, comme tu m’y invites, attendre ici des jours de pluie, il faudrait aussitôt demander au ciel de changer le climat de la Provence. Surtout en été. Quand il pleut dans nos régions une heure ou deux en ce moment tout le monde se cache. On s’en réjouit un peu pour les cultures mais ce n’est jamais suffisant. Ce n’est donc pas la pluie qui me fait t’écrire, mais simplement l’envie de « tailler une petite bavette » avec toi. Je n’y résiste donc pas.
As-tu reçu mon livre « Vie et mort de l’Occident chrétien » ? Ce n’est évidemment pas un livre très réjouissant. Mais au moins il te donnera ma température. Au reste, il n’est pas pessimiste car mes conclusions sont au contraire tournée vers la résurrection et ne font que souligner, par contraste avec le mal, ce qui peut seul rapporter la santé dans un pays bien malade ! Ce livre écrit il y a presque vingt ans vient d’être traduit et édité à Londres. On m’écrit « vous avez eu raison dans le passé et vous aurez encore plus raison dans l’avenir ». Je le sens bien. Je ne m’étends pas sur ce sujet. Tu lieras et tu me diras ton avis.
J’ai été joliment content de recevoir la charmante et bonne lettre de ta mère. Son écriture a toujours la même autorité que celle que j’ai connue et son état d’esprit sérieux et amusé est toujours celui de la tante Jacqueline d’autrefois. Tu sais que j’ai toujours dans l’oreille le son si agréable de sa voix si insolite, si chantant. J’aimerais beaucoup la revoir et nous évoquerions ensemble une foule de souvenirs, un peu enfantins de ma part, cela se conçoit, mais tout de même qui ont leur prix. Et malgré leur insignifiance, je suis certain qu’elle y verrait des arrière-plans qui m’ont échappés. Les souvenirs d’enfance ! Un éditeur parisien m’avait, il y a quelques années, demandé d’écrire « mes mémoires », tribut de l’âge et des circonstances. Je n’ai pas voulu m’en tenir à mes aventures artistiques et intellectuelles et je suis allé au commencement, pensant qu’au-delà de moi-même, il y avait bien des choses dont il fallait témoigner. L’ambiance dans laquelle j’ai passé mes premières années, l’aspect d’alors de ces banlieues parisiennes, si campagnardes, si paisibles, devenues des enfers aujourd’hui, et puis le milieu familial. Tu penses bien que les tiens y ont une bonne place et que ton père y est au premier plan. Ces retours dans le passé, je les fais passer dans le présent par des réflexions en rapport avec ma pensée actuelle et son cheminement. Je m’efforce de comprendre des états d’esprit très loin du mien et de leur rendre justice. On a tôt fait de condamner qui ne pense pas comme soi, surtout dans ces groupements esthétiques, qui dans l’ensemble font un fantastique panier de crabes. D’un mot on touche des oppositions qui demanderaient, pour être entendues, de la patience et de la bonne volonté, du discernement et cette charité élémentaire qui consiste à rendre hommage à chacun selon ses œuvres. Je sais bien que c’est quelques fois difficile. Je suis bien souvent tombé dans cette erreur que je dénonce aujourd’hui et j’ai souvent été injuste.
Mais il s’agit, en mûrissant, de dominer ses passions ou, plutôt, de les utiliser à d’autres enrichissements. En écrivant ces souvenirs, j’ai été amené à méditer sérieusement sur toutes ces choses : j’avais tous les éléments pour conclure. Enfance passée dans un milieu conformiste dont ton père était la grande figure. Mon père était du côté du tien. Aussi tu peux imaginer les luttes que j’ai dû entreprendre, les assauts que j’ai dû subir quand, avec la peinture, presque sans m’en apercevoir, je me suis tourné de l’autre côté de la barricade. Il faut de la foi, de la ténacité, et un certain esprit d’aventure pour tenir le coup, pour aller tout seul dans des terres inconnues, sous la réprobation et la moquerie générale. Heureusement que j’ai pu être libre matériellement et que, très tôt, j’ai discerné ce qu’il y avait de passionnant et de décisif dans les recherches auxquelles je me livrais ; quand j’ai pu, en quelque sorte, dépasser la peinture tout en lui découvrant des vertus d’expérience d’une richesse inouïe et les lui conservant, et aller me promener dans des domaines plus largement humains. Et, aujourd’hui, quand je me retourne vers le passé j’oublie ces petites misères et, au fond, ces oppositions rencontrées étaient nécessaires et fortifient la foi. Je ne sais pas quels sont tes goûts maintenant, mais j’imagine que si tu aimes Debussy, Ravel … tu ne peux pas avoir le même sentiment à l’égard de Massenet ou de Gounod que tu as pu éprouver autrefois. C’est comme en poésie ; quand on aime Mallarmé et Apollinaire, on est plutôt tiède à l’égard de Sully-Prudhomme et de François Coppée. Dans les arts plastiques, c’est évidemment la même chose. Mais ce que je comprends maintenant et que je n’apercevais pas naguère, c’est qu’il ne faut pas confondre le talent et l’état d’esprit. Tous ces hommes ont du talent, Massenet aussi bien que Debussy, Apollinaire aussi bien que François Coppée. Seulement, ce qui nous attire chez les uns et nous éloigne des autres, c’est tout simplement que nous aimons un état d’esprit chez les uns et que nous n’aimons pas celui des autres. Et quand nous avons compris cela, il devient intéressant de chercher à deviner pourquoi ces deux mentalités ont pu se rencontrer presqu’au même moment. Je m’y suis efforcé quant à la peinture et cela m’a permis de faire le point. Qui discute à présent les Impressionnistes, Van Gogh, Cézanne… etc. ? Presque tous sont morts, sinon ignorés, du moins vilipendés, niés. Nous, nous avons eu une chance exceptionnelle. L’inquiétude de l’époque au regard de toutes ces valeurs ? peut-être. Toujours est-il que de notre vivant nous entrons dans l’Histoire ; c’est assez drôle. Pour moi, ce n’est certes pas encore la tranquillité ; les uns m’approuvent, les autres me discutent. Dieu veuille que cela continue ainsi jusqu’au bout. Je n’en demande pas plus. Je redoute plus que tout l’engouement, et cette adhésion de la foule qui n’est que du vent. Je me méfie aussi de la critique si ignorante et embrouillant tout. Même ceux qui, parmi ses membres, font un effort pour être lucides, ne tardent pas à se montrer insuffisants. Que d’erreurs de toutes sortes ils commettent.
Je t’enverrai, dactylographiée, cette première partie de mes souvenirs. Tu liras les pages, surtout, où les tiens apparaissent et tu me donneras ton sentiment. J’en serais très heureux. Je ne veux pas te faire une plus longue visite aujourd’hui. J’avais espéré aller à Paris en juillet, pour l’ouverture du Salon des Réalités nouvelles. Le voyage je ne le ferai pas, trop de travaux me retiennent ici. J’avais dit à ta mère que peut-être, si j’étais à Paris en juillet, j’irai naturellement au Vésinet. Je le regrette infiniment mais ça sera pour un peu plus tard. Dis-lui combien je suis désolé de ce contretemps. Donne toutes mes affectueuses amitiés autour de toi, embrasse ta mère pour moi et crois-moi, ma chère Geo, ton cousin et j’espère ton ami.”