Serge GAINSBOURG écrit une chanson pour Marlène DIETRICH. 1959.

« Oubliant leur peine oubliant le charbon, les nanas au paradis s’envoleront »

30.000

Serge GAINSBOURG (1928.1991)

Manuscrit autographe – Les Nanas au paradis.

Une page in-folio au verso d’un bi-feuillet de la partition imprimée de sa chanson La nuit d’octobre, avec une note autographe « do ».

Slnd [Paris. Novembre 1959]

 

« Oubliant leur peine oubliant le charbon, les nanas au paradis s’envoleront »

 

Gainsbourg écrit pour Marlène Dietrich. Rare et précieux manuscrit de début de carrière, en premier jet, de cette chanson mythique initialement destinée à l’icône Marlène Dietrich, Les Nanas au paradis.

Version préparatoire, très travaillée, composée d’une vingtaine de vers avec ratures, variantes et corrections. De nombreux passages du texte ne seront pas conservés dans la version finalement enregistrée par Catherine Sauvage en janvier 1960. Le titre restera longtemps inédit puisqu’il ne fut commercialisé qu’en 1996, après la mort de son auteur.

En haut à droite du feuillet, Gainsbourg liste par ailleurs huit chansons correspondant au programme de son tour de chant au Milord l’Arsouille (ou au College Inn), à la fin de l’année 1959 : « – Ronsard [58] – Recette [de l’amour fou] – FriedlandCharleston [des déménageurs de piano] – Amours perduesPoinçonneur [des Lilas] – Amour papa [L’amour à la papa] – Femme [La Femme des uns sous le corps des autres] »

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Sur un saxophone ou un accordéon

les nanas au paradis s’envoleront

le dimanche et le samedi soir juste

quand le samedi soir après le charbon

pauvre fille des rues sur le retour ou jeune tendron

pour un saxophone ou un joli accordéon

dans les bras de quelque joli garçon

les nanas au paradis s’envoleront

 

après quoi sur un rancard à javel ou odeon

les nanas au paradis s’envoleront

et sur leur ptit’ gueule d’amour

tout’ la semaine au turbin gambergeront

sur un rancard à javel ou odeon

et le samedi soir juste après le charbon

les nanas au paradis s’envoleront

 

sur un rouge un coup de champ ou un bourbon

le zinc d’un tabac ou bon d’un dupont

 

sur le coup de minuit – la boisson

 

sur les serments d’amour et sous les sucons

les nanas au paradis s’envoleront

et le meilleur d’elles même elles donneront

sur les serments d’amour et sous les sucons

oubliant leur peine oubliant le charbon

les nanas au paradis s’envoleront

le cul

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A l’automne 1959, le théâtre de l’Étoile doit accueillir le récital de Marlene Dietrich. L’événement est de taille : l’Ange bleu ne s’est plus produit sur une scène parisienne depuis 1945. Jacques Canetti s’est chargé de monter l’opération consistant dans le même temps à promouvoir le disque Marlène, luxueux pressage français de l’album Dietrich in Rio (orchestré par Burt Bacharach), dont Philips prépare la sortie.

À New York, où les négociations se sont engagées, il a suggéré à la chanteuse d’interpréter quelques titres en français, ne tarissant pas sur les mérites des auteurs-compositeurs du catalogue Tutti. De retour à Paris, il prépare la venue de la star et commande des chansons à Serge Gainsbourg pour le récital qui s’annonce. La presse se fait ainsi l’écho, début novembre, de deux chansons conçues par l’auteur pour Dietrich : « Le Cirque » et « Les Nanas au paradis ».

Gainsbourg se montre décidément à l’aise dans l’art de composer pour d’autres. Pour le peintre qu’il est en premier lieu, l’inspiration naît de la vision qu’il a du destinataire de sa chanson, esquissant le contour de ce qu’il sait ou sent de sa personnalité, forçant le trait jusqu’à ce qu’on puisse en deviner l’identité. Et lorsqu’il n’a pas rencontré l’interprète, il se documente – un disque, un article de presse, ou, en dernier recours, une photo.

Pour Marlene Dietrich, Gainsbourg se tourne vers le cabaret berlinois, dont elle fut l’égérie. Le titre lui-même, « Les Nanas au paradis », situe d’emblée la chanson dans un métissage d’univers : le plus pur cabaret berlinois de Kurt Weill et de Bertolt Brecht et le cinéma français de Marcel Carné et de Jacques Prévert. Serge Gainsbourg s’empare du « Nanna’s Lied », chant de prostituée mélancolique, et y ajoute une couleur toute française – celle des amours légères d’un Paris fantasmé – ainsi que sa touche personnelle, de pessimisme et de misogynie.

Quant au « Cirque », c’est le cabaret Madame Arthur qui loucherait vers L’Opéra de quat’ sous et toutes ces femmes fatales que Dietrich a incarnées au cinéma. Du point de vue musical, une certaine parenté, faite d’humour et de jazz, lie « Le Cirque » à « La Femme des uns sous le corps des autres ». Les mélodies du « Cirque » et des « Nanas au paradis » respectent les codes du cabaret berlinois : le thème souvent lancinant occupe un ambitus assez restreint pour laisser le charisme de Marlene Dietrich porter le texte.

Si elles avaient été retenues par l’actrice-chanteuse, les deux chansons auraient été orchestrées par Burt Bacharach. Hélas, l’arrivée de Marlene Dietrich le 20 novembre à Paris soulève un tel emballement médiatique que la star, sollicitée de toute part, se montre indifférente aux soins dont elle fait l’objet. Elle écarte l’idée de chanter les deux titres de Serge Gainsbourg sur la scène du théâtre de l’Étoile – sans doute ne sait-elle même pas qui est ce jeune auteur.

Contractuellement tenue d’interpréter deux titres en français, elle préfère des chansons ayant déjà figuré à son répertoire : « Déjeuner du matin » (Jacques Prévert et Joseph Kosma) et « Je tire ma révérence » (Pascal Bastia). On imagine la déception du jeune Serge Gainsbourg.

Une interprète de l’écurie Canetti va cependant s’emparer de ses deux chansons. Tout aussi attentive que Juliette Gréco au choix de ses auteurs, Catherine Sauvage prépare le récital qu’elle doit donner à l’ABC en janvier 1960. Se définissant avant tout comme comédienne, elle mène une double carrière sur les fronts du théâtre et de la chanson. Dans ce second domaine, elle est l’ambassadrice assidue des chansons de Léo Ferré, qu’elle contribua à révéler au public dès la fin des années 1940. Pour un album Philips-Réalités, produit en 1958 par Boris Vian, elle a déployé les multiples ressources de son talent dans les chansons de Kurt Weill, se montrant tour à tour passionnée, cynique, révoltée ou formidablement émouvante.

C’est par hasard que Catherine Sauvage a découvert l’auteur Gainsbourg, en entendant « Indifférente » à la radio : « “Dans tes yeux je vois mes yeux, t’en as d’la chance / Ça te donne des lueurs d’intelligence. “Je me suis dit, celui-là, il ne faut pas qu’il m’échappe, raconte-t-elle en 1993. À la fin, j’entends “C’était Serge Gainsbourg. » Et j’apprends en plus qu’il est chez Canetti. Alors j’ai engueulé Canetti : “Comment ?! Vous avez ça dans vos tiroirs et vous ne m’en avez pas parlé ?» »

Puisque les deux chansons rejetées par Dietrich sont désormais au catalogue des œuvres originales disponibles chez Tutti, Jacques Canetti s’empresse de les proposer à Catherine Sauvage. Épaulée par son nouvel accompagnateur, le pianiste Jacques Loussier, celle-ci les répète bientôt en vue de les intégrer à son tour de chant. C’est lors d’une de ces répétitions qu’une maquette est gravée sur un disque acétate : on y retrouve « Le Cirque » et « Les Nanas au paradis », ainsi que « Il était une oie », « L’Amour à la papa » et « La Recette de l’amour fou ». (Texte tiré de l’ouvrage Le Gainsbook. Sébastien Merlet. Ed. Seghers.)

 

 

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