Long manuscrit de Georges HUGNET analysant le mouvement surréaliste.

« Peu à peu dans cet insondé où le surréalisme envoie sa lumière, s’établissent de formidables degrés de réalité. » 

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Georges HUGNET (1906.1974)

Manuscrit en partie autographe.

Sous le jour surréaliste.

Dix-huit pages in-4° à l’encre rouge, avec ratures, rédigées à deux mains.

Huit pages de la main de Hugnet (deuxième main non identifiée).

 

« Peu à peu dans cet insondé où le surréalisme envoie sa lumière, s’établissent de formidables degrés de réalité. » 

Long et passionnant manuscrit d’une étude sur le surréalisme (malgré une erreur de numérotation, le manuscrit est complet). Hugnet y évoque tous les héraults du mouvement et les apports de celui-ci à l’histoire de l’art.

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« Dès maintenant, – Surréalisme – qu’on ne verra plus entre guillemets dans les textes théoriques et critiques, adopte un sens, déterminé, une direction et déjà établit ses volontés. Qu’on n’aille pas s’imaginer que je lui cherche une date et un lieu de naissance. Il procède du merveilleux et comme tel il a toujours existé. La terre rêve de son rêve de pierre et le premier homme a su se réfugier dans ce roc magique où il se saisit à travers le rêve et la vie, les astres et les éléments. Des voix espacées dans le temps, toujours si présentes, ont eu, conscientes ou non, des accents lucides que nous n’hésitons pas à qualifier de surréalistes, ces insolites et inavouées affirmations d’une réalité entrevue comme un feu de Saint-Elme, évidents comme le vertige. Au-delà du temps, une force perpétue à travers le rationnel et l’irrationnel qui consent soudain à faire une honteuse apparition de fantôme. Je ne me propose, ici, pas plus de recenser ces éclairs que de les enfermer dans la petite cage du possible. Si je mentionne une date, un fait, un geste, des œuvres, si je cite une définition valable, c’est que j’ai pour but, dans ce court essai sur la peinture surréaliste, de déterminer, à notre époque, tout particulièrement merveilleuse et désolante, de fixer historiquement, l’instant, les instants, les circonstances où dans certains esprits insatisfaits de la vie et du réel, attentifs à surprendre le défaut du mur de l’oubliette, le surréalisme a pris conscience de soi, en tant que recherche continue de la pensée et de ses sources, de l’inspiration de l’inexprimable, en tant que système viable de la connaissance, et a entrepris son action de redécouverte et de récréation du monde des réalités.  

Sur ce point, le “Manifeste du surréalisme” (1924), premier ouvrage théorique du surréalisme, donne bien des précisions. Succédant à un historique du désarroi et des crises consécutifs à la guerre, Breton y relate, en premier lieu, ses expériences personnelles, la situation de ceux au nom desquels il parle, les débuts de l’activité surréaliste que volontairement il synthétise en des définitions encyclopédiques faites davantage pour frapper que pour se poser en formules irréductibles, en des recettes de poésie et d’opérations pratiques à la manière de « L’Archidoxe Magique » de Paracelse. Aussi loin qu’il le peut il remonte à ses origines poétiques, dans les œuvres et dans la vie, parmi ceux pour qui la vie tendait à échapper au réel par l’aventure ou par la création d’un décor. Il dit en quoi et pourquoi certains hommes ont été ou sont surréalistes. Et dans le manifeste, l’auteur ajoute cette explication corrective : « J’y insiste, ils ne sont pas toujours surréalistes, en ce sens que je démêle chez chacun d’eux un certain nombre d’idées préconçues auxquelles – très naïvement – ils tenaient. Ils y tenaient parce qu’ils n’avaient pas entendu la voix surréaliste, celle qui continue à prêcher à la veille de la mort et au-dessus des orages, parce qu’ils ne voulaient pas servir seulement à orchestrer la merveilleuse partition. C’étaient des instruments trop fiers, c’est pourquoi ils n’ont pas toujours rendu un son harmonieux ».

Breton, après le nivellement opéré par l’anarchie dada, propose de s’attarder à la folie, à l’absurde, à l’incohérent, à l’hyperbolique, à tout ce qui s’oppose à l’apparence sommaire du réel. Le surréalisme n’est-il pas à la portée de tous ? Sur tous les murs ne subsiste-t-il pas les immenses géographies du rêve et des désirs ? Qui n’a, ne serait-ce qu’une seconde, perçu soudain, l’impérieuse voix d’outre-mémoire ? Assuré depuis toujours que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout, Breton en arrive à ne souhaiter plus que de s’abandonner à l’imagination en ce qu’elle a de plus libre et de plus en contradiction avec les courants qui, jusqu’à ce jour, ont dirigé l’esprit et que “faire justice de la haine du merveilleux qui sévit chez certains hommes, de ce ridicule sous lequel ils veulent le faire tomber“. Il déclare que “le merveilleux est toujours beau, n’importe quelle merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau” et offre à qui veut tenter l’aventure, en même temps que des arguments poétiques, les moyens d’investigation de la pensée moderne et surtout les interprétations, aussi nouvelles que décisives, de la psychanalyse. Au cours du développement du surréalisme se situera, hors de tout idéalisme, hors des rêvasseries des narcoses religieuses, ce merveilleux qui se fait jour dans le réel, le surnaturel, l’insolite, l’amour, le sommeil, l’hallucination, la sexualité, et les troubles qu’elle engendre, la folie, les chimères, les prétendus désordres de tous genres, une vue comme toutes les autres, la poésie, le sang, le hasard, la peur, les évasions quelles qu’elles soient, les spectres, le loisir, les suggestions des rêves, l’empirisme, la surréalité. Ce merveilleux, cantonné dans les règles étroites des légendes ou des contes d’enfants, délivré de son miroir, rendu à la vie, vient maintenant révéler, sous son vrai jour, sous le jour surréaliste, la réalité la plus immédiate et les rapports que nous avons avec elle. A la poursuite de la “résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue de surréalité”. Le surréalisme n’a jamais désespéré de cette conciliation. Il s’est attaché et s’attachera, par tous les moyens qui sont à sa disposition, à cette identification des contraires, à quoi tendent toutes les découvertes contemporaines. La seule courbe de cette attraction à travers le temps constitue l’historique du surréalisme, preneur de sanctions contre ceux qui croient encore impossible la vérification donc dépend la réalité.

Pour le surréalisme qui est une démarche de l’esprit et un moyen d’investigation, qui agit parallèlement dans tous les domaines, pour le surréalisme qui s’est fixé un comportement que le temps a rendu de plus en plus valable et qui a fait ses preuves, il s’avère plus difficile encore que partout ailleurs de séparer les tentatives, les manifestations des peintres de celles des écrivains. C’est au nom de l’homme, au nom de la poésie, au nom de tout un système de création, que le surréalisme élève avant tout la voix. Ici et là, se rencontrent les mêmes préoccupations, qu’elles soient formelles ou morales. Et leurs extériorisations revêtent un caractère analogue, un même esprit qui leur octroie les mêmes éclats et les mêmes ombres. Expositions, expérimentations, ouvrages théoriques et poétiques, tout se compénètre et se justifie, tout s’exalte. Préoccupation intellectuelles, attitude dans la vie, c’est l’homme. Les recherches sont communes, partent d’un souci identique, reflètent des inquiétudes partagées, et tendent à un but unique. Le surréalisme s’attache plus à lui-même et au temps qu’aux personnalités. Ce n’est pas une époque héroïque, fertile en anecdotes, c’est une entreprise systématique, c’est une lumière retrouvée.

Dada, ayant redonné aux idées en cours, une vigueur originelle, le surréalisme, sous l’impulsion d’André Breton, se consacre à la révision des valeurs. Dans le passé immédiat, il reprend en main le fil perdu. Tout de suite, la peinture, considérée sous un angle nouveau, revêt un autre caractère, subit une vraie métamorphose. Chez certains peintres qui n’avaient été mis en avant que pour leur aspect scandaleux ou leur originalité, le surréalisme estime davantage une vision révélatrice d’un monde virtuel et des propositions plus passionnantes ; la subversivité elle-même se charge d’un sens plus profond. C’est ainsi que le cubisme, sa re-création de la réalité, son contrôle perpétuel, se retrouve à l’ordre du jour. Selon Breton, Seurat lui apparaît comme surréaliste dans le motif et Picasso dans le cubisme. L’esthétisme cubiste est condamné, mais seule entre en ligne de compte la négation du réel au profit d’une réalité supérieure. Dès lors certains objets composés par Picasso, vers 1913 et 1914, prennent une importance considérable : vues sous le jour surréaliste, certaines œuvres s’éclairent étrangement. Des volontés, des procédés, des tentatives, des réussites sont enregistrées, d’autres délibérément rejetées. Des noms tombent, d’autres naissent ou renaissent.  

En 1933, Max Ernst écrit : « les recherches sur les mécanismes de l’inspiration, poursuivies avec erreur par les surréalistes, les ont conduits à la découverte de certains procédés d’essence poétique, aptes à soustraire à l’empire des facultés dites conscientes l’élaboration de l’œuvre plastique. Ces moyens (d’envoûtement de la raison du goût et de la volonté consciente) ont abouti à l’application rigoureuse de la définition du surréalisme au dessin, à la peinture, voir même, dans un dans une certaine mesure, à la photographie. Ces procédés, dont quelques-uns, en particulier le collage, ont été employés avant l’avènement du surréalisme, mais systématisés et modifiés par celui-ci, ont permis à certains de fixer sur papier ou sur toile, la photographie stupéfiante de leur pensée et de leurs désirs. »

Et Paul Éluard, en 1936 nous dit : « Ce n’est qu’à partir de leur complication que les objets cessent d’être indescriptibles. Picasso a su peindre les objets les plus simples de telle façon que chacun devant eux redevenait capable et non seulement capable mais désireux, de les décrire. Pour l’artiste, comme pour l’homme le plus inculte, il y a ni formes concrètes, ni formes abstraites. Il n’y a que communication entre ce qui voit et ce qui est vu, effort de compréhension, de relation, -parfois de détermination, de création. Voir, c’est comprendre, juger, déformer, imaginer, oublier ou s’oublier, être ou disparaître. »  

Ce choix, qui se fait dès l’abord, cette conscience qui se crée, forment la première étape de la peinture surréaliste et de tout ce qui s’y rattache. Parmi des noms familiers comme Picasso, Chirico et Max Ernst, on trouve dès le n°1 de la Révolution Surréaliste, un nom nouveau : André Masson. Ce dernier qui n’avait participé à aucun mouvement, arrive au surréalisme avec une série de peintures et de dessins, qu’il avait exposés quelques mois plutôt à la Galerie Simon, dénués de toutes recherches de matières, ne se souciant guère que d’une d’ons plastique, qui est une sorte de chimie des lignes, l’œuvre de Masson, à cette époque, trace des frontières nouvelles d’un monde poétique aux comparaisons très pures ; là, les paysages ont d’étranges formes humaines, les fantômes sont présents derrière ces voutes transparentes, les colombes vivent comme des jeunes filles et les poignards comme des hommes, sous les chapiteaux brisés, envolés par miracle. Des mains animent des natures-mortes, et les objets vivent cette vie qui est la leur lorsque l’œil, à les fixer, perd tout contrôle et ne fascine plus. Puis, presque dans le même temps, un autre aspect de l’univers humain, de l’univers surréaliste, est dévoilé par un peintre qui arrive de Catalogne, Joan Miró. D’abord, Miró, s’était complu à reproduire le mieux possible un réel qu’il paraît du souci des merveilles. Puis, des visages, des maisons, des jardins, des objets, l’inutile est tombé pour faire place à une réalité fantastique, naïve et vibrante, à la passion et à l’humour, à une végétation luxuriante, issue des visions les plus libres et de la spontanéité absolue de la main. Ces peintures irrévocables, composées sans métaphores, sont exposées en 1925, sous l’égide du groupe surréaliste, et préfacées par Benjamin Péret.

Cependant, que la Révolution Surréaliste dont le n°2 présentait l’art français sous la figure d’un épouvantail, sépare catégoriquement la peinture de l’art et la lie à l’automatisme, au rêve, à la révélation humaine, le groupe des poètes et des peintres se forme, se complète, évolue et se détermine. Parmi les reproductions des peintres, s’insèrent des photos étranges, des documents curieux, des dessins, médiumniques, des dessins de poètes, qui accompagnent des rêves transcrits, des textes automatiques. L’atmosphère surréaliste se définit d’elle-même, on peut dire qu’elle est si claire, déjà qu’elle se passe d’explications. André Breton et Robert Desnos préfacent en collaboration une exposition surréaliste, la première, en novembre 1925. Elle réunit : Arp, Chirico, Ernst, Klee, Masson, Miró, Picasso, Man Ray, Pierre Roy. Par ailleurs, Marx Ernst expose seul ses peintures récentes, accompagnées de poèmes d’Éluard, de Desnos et de Prévert et de Péret. Ce sont d’admirables forêts que traversent les plus belles images surréalistes. Puis la galerie surréaliste est ouverte, où l’on peut voir en permanence des œuvres d’Arp, Braque, Chirico, Duchamp, Ernst, Klee, Malkine, Masson, Miró, Picabia, Picasso, Man Ray, Tanguy. Il est nécessaire de souligner ici que le surréalisme reprend à son compte certaines tentatives, certains comportements, certaines recherches. Il exalte ce qui fait sa force, il retient ce qui l’aide comme il rejette ce qu’il l’amoindrit. Il fait siennes les volontés merveilleuses, libératrices, de Picasso, de Duchamp, de Picabia, d’Arp, d’Ernst, de Man Ray. Le domaine de ses recherches et de ses interprétations s’inscrit entre toutes les évasions du conventionnel, à base d’humour de subversivité ou de rêve. Il vit dans les villes, dans les superbes dépaysements de Chirico, les dernières œuvres de celui-ci, de style académique, déshonorent l’auteur des « muses inquiétantes ». Une préface-pamphlet à une exposition Chirico liquide péremptoirement la question et la reproduction d’un de ses tableaux paraît rayée, dans la Révolution Surréaliste. (Puis la peinture d’imagination, apporte un nouveau témoignage : Yves Tanguy).

La galerie surréaliste tenait au courant de l’activité surréaliste : livres, ouvrages, illustrés, manuscrits, documents, objets (boules et disques) … En même temps qu’une exposition d’objets sauvages et, parmi ceci d’admirables masques du Nouveau Mecklembourg a lieu celle des peintures de Man Ray. Leur poésie très particulière, faite d’inventions techniques et d’images inconnues, de réalité et d’irréalité, se pare d’une précision mystérieuse comme une sorcellerie mathématique. Peu après, Yves Tanguy présente ses premières peintures qui sont le jour surréaliste même.

Depuis dix ans, Yves Tanguy, en s’abandonnant à la seule inspiration lyrique, a décrit, tableau après tableau, un immense et troublant panorama. Univers unique, complet, ne ressemblant qu’à soi-même, où rien ne se reconnaît dans rien, où l’on peut tout voir et rien, villes mortes ou villes en germe, marbres ruiniformes et termitières de rêve, où la loi de la pesanteur est un jeu et l’horizon une dernière concession. Entre les découvertes techniques d’un Max Ernst et l’extrême liberté manuelle d’un Miró dont chez l’un comme chez l’autre l’automatisme est impératif, Tanguy peint sans fard et sans préméditation, mais avec une minutie d’artisan ou de madrépore. Au cours d’une enquête sur la peinture Tanguy déclara : Je n’attends rien de ma réflexion mais je suis sûr de mes réflexes. ” La peinture de Tanguy est à toute épreuve. Devant la toile vierge, le rêve, l’instinct conduisent sa main. Une tâche nait, un objet y apparaît qui se propage et évolue. Un étrange paysage peuple le désert qu’une belle clarté recule. Sa première exposition est préfacée par Breton.

Dans le même temps, Pierre Roy expose ses toiles au dépaysement voisin de celui de Chirico. C’est Aragon qui écrit la préface. Parmi les éditions surréalistes parues à cette époque, les plus importantes après les étonnantes “Répétitions” d’Éluard ornées de collages de Marx Ernst, citons “Dormir dormir dans les pierres” de Péret, illustré par Tanguy, et “Défense de savoir” de P. Éluard orné d’un frontispice de Chirico. La galerie surréaliste présente des peintures de Malkine. Plusieurs expositions de Marx Ernst ont lieu. Breton met à jour l’activité picturale surréaliste dans son Surréalisme et la PeintureIl y reprend la question dans son essence ; il y rejoint les hommes dans leurs intentions. Il y dit l’admiration qu’il peut porter, quelles que soient les divergences d’idées ou de préoccupations qui les séparent, à certains peintres qui, sous telle ou telle étiquette, par tels ou tels moyens intellectuels ou techniques, ont libéré la peinture de son rôle plus petit que nature. Remettant en jeu le problème du réel, il discerne ceux qui ont touché à la véritable réalité des choses, ceux qui sont allés au vif du sujet, au cœur des grands arbres de la forêt du merveilleux. En soulignant, ce qui le touche et l’exalte chez certains peintres, il exprime l’espoir qu’il met dans la peinture. « Une conception très étroite de l’imitation donnée pour but à l’art, est à l’origine du grave malentendu que nous voyons se perpétuer jusqu’à nos jours. Sur la foi que l’homme n’est capable que de reproduire avec plus ou moins de bonheur, l’image de ce qui le touche, des peintres se sont montrés pas trop conciliants dans la le choix de leurs modèles. L’erreur commise fut de penser que le modèle ne pouvait être pris que dans le monde extérieur, ou même seulement qu’il y pouvait être pris. Certes, la sensibilité humaine peut conférer à l’objet d’apparence la plus vulgaire, une distinction tout à fait imprévue ; il n’en est pas moins vrai que c’est faire un piètre usage du pouvoir magique de figuration dont certains possèdent l’agrément de le faire servir à la conservation ou renforcement de ce qui existerait sans eux. Il y a là une abdication inexcusable. Il est impossible en tout cas, dans l’état actuel de la pensée, alors surtout que le monde extérieur paraît de nature de plus en plus suspecte, de consentir encore à pareil sacrifice. L’œuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelle sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accordent, se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera pas. »

En même temps qu’il rend compte de l’état actuel du surréalisme dans les manifestations plastiques, André Breton, avec la clairvoyance et l’extraordinaire lucidité qui le caractérise, définit la peinture surréaliste en lui assignant un but, en lui révélant à elle-même son pouvoir magique, en découvrant les problèmes qui se présentent à elle. À cet égard, Le surréalisme et la peinture est un ouvrage capital. Comme toutes les manifestations surréalistes, la peinture devient un document où l’homme se révèle à lui-même, où il émet une hypothèse qui sert de base à toutes les inductions possibles. Puisque l’homme s’est perdu lui-même, il doit se chercher, remonter jusqu’à lui-même. Ici comme ailleurs, comme dans le poème, comme dans l’image, l’homme doit donner la clé de la serrure à secret, retrouver la pièce qui manque à l’horloge perpétuelle.

Certains procédés : emploi d’éléments étrangers à la peinture, dessins, mécaniques… et certaines expériences n’avaient eu pour but, comme on l’a vu, que de sortir la peinture de son ornière ou, sous l’implosion de dada, de détruire les notions de beauté, de qualité, de pureté, d’exalter le désordre, de mise tout à tout prix systématisés, dirigés, exploités par le surréalisme, ils ne tendent plus à la destruction, mais deviennent des moyens d’investigation. Les jeux surréalistes écrits : questions et réponses, phrases faites en commun … sont transposés en dessin et c’est ainsi que naissent de curieux personnages : les Cadavres exquis. Quand le surréalisme interroge le hasard, c’est pour obtenir des réponses d’oracle. Le procédé de collage apporté ou en tout cas utilisé très spécialement, pour la première fois, par Max Ernst est, à ce sujet, très instructif. A ce procédé révélateur, Max Ernst y a ajouté un autre :  le frottage où apparaissent, à l’infini, les secrets invisibles à l’œil nu, des objets.

Aux papiers collés cubistes, où l’emporte un souci plastique qui les régit absolument, les collages, surréalistes ajoutent l’étincelle surnaturelle de cette liberté mécanique, anonyme, qui sort la peinture d’elle-même. L’opportune figuration, dans les limites d’un cadre, de l’élément, tout à fait, pris à la vie, vivant : papier peint, journal, affiche, toile, faux marbre et faux bois, sable, ficelle… avait délivré la peinture de son idéal, et remis en jeu le problème de la réalité, le misérable malentendu de la vérité. Le “ce n’est pas de la peinture” du public, prouve à lui seul la colossale réalité du papier collé, la surréalité du collage. La transfusion des matières : une guitare en fer, en toile… prône la réalité de l’objet. Tristan Tzara a écrit très justement : « Une forme découpée dans un journal et intégrée dans un dessin ou dans un tableau, incorpore le lieu commun, un morceau de la réalité quotidienne, courante, par rapport à une autre réalité, construite par l’esprit. La différence des matières que l’œil est capable de transposer en sensation tactile, donne une nouvelle profondeur au tableau, où le poids s’inscrit avec une précision mathématique dans le symbole du volume, et sa densité, son goût sur la langue, sa consistance, nous mettent devant une réalité unique dans un monde créé par la force de l’esprit et du rêve. » Les collages surréalistes et tout particulièrement les admirables collages avec légendes de Max Ernst (La Femme 100 têtes », 1929, Rêves d’une petite fille qui voulut entrer au Carmel, 1930, Une semaine de bonté », 1934), sont le fruit de l’imagination, de l’inspiration la moins sujette à caution, transforment l’esprit en matière et se mettent à la portée de tous. L’incorporation dans un tableau de l’élément étranger à la peinture concilie l’inconciliable. C’est de cette contradiction détruite que doit mourir l’art et qu’il meurt dans les œuvres des fous quand ils identifient tyranniquement l’aspect extérieur et le délire onirique. À cette identification, le surréalisme apporte la liberté de l’expérience et du raisonnement, un glissement de l’inconscient dans le conscient, une volonté d’analyse qui font que les recherches s’opèrent à la faveur d’un merveilleux à la fois poétique et critique. « Le peintre, déclare Louis Aragon, dans La Peinture au défi, s’il faut encore l’appeler ainsi, n’est plus lié à son tableau par une mystérieuse parenté physique, analogue à la génération. Et l’on voit naître de ces négations, une idée affirmative qui est ce qu’on appelle la personnalité du choix. Un objet manufacturé peut aussi bien être incorporé à un tableau, constituer le tableau à lui seul. Une lampe électrique devient pour Picabia, une jeune fille. On voit que les peintres, ici, se mettent à employer les objets comme des mots. Les nouveaux magiciens ont réinventé l’incantation. » Cette personnalité du choix, en effet, distingue entre les peintres comme le choix des mots et le retour de certaines images, en dépit du hasard, et de l’automatisme, séparent entre eux les poètes, même à l’état d’inconscience. Rendant justice à l’hallucination, elle se traduit par l’usage réitéré de certains lieux communs, de certaines expressions alors personnels. Ce choix trahit l’homme ; or c’est justement à cette trahison continue que veut en venir le surréalisme. 

L’apport poétique, pictural et critique de Salvador Dali, a orienté les recherches surréalistes dans un sens particulier et a donné une forte impulsion à des tentatives qui n’avait été abordées jusqu’alors qu’avec timidité. Son œuvre est une immense fleur carnivore grossie au soleil surréaliste. Plus ému par l’expression lyrique de certaines toiles d’Ernst et de Tanguy que gagné à leurs procédés plastiques, et portant à leurs extrêmes certaines déclarations du premier Manifeste, il cède le pas délibérément au rêve, à l’élément hallucinatoire qu’il représente le plus fidèlement possible, et le plus finement. D’où son goût pour le chromo, l’invitation la plus colorée, la plus achevée et la moins accidentelle de la nature. Dédaignant toute recherche de matière et tout intervention de lieux communs, sa manière, son don pictural sont au service du délire. Dali s’évade dans le trompe-l’œil. Il s’est créé un monde d’intensité où jouent les simulations, les traumatismes, les névroses, les phénomènes sexuels, les refoulements… Fidèles ainsi à lui-même, s’il va du collage au chromo, de la chose toute faite à l’invitation à s’y méprendre, il va de même de Chirico et de Picasso à Millet et à Meissonnier par un chemin paranoïaque. Sa tentative, bien extrêmement fructueuse, ne saurait être généralisée. Toutefois, il faut avouer que l’angle sous lequel il se situe, sa vision panoramique de la peinture et de ses aboutissement, ce qui le pousse vers l’anti-artistique, vers la photographie instantanée à la main et vers un art à double visage, son système de critique subjective, son interprétation obsessionnelle des œuvres les plus communes et les plus répandues, de même que son acceptation de principe de toutes les aberrations, dans ses œuvres écrites ou sa peinture, et son respect du rêve dans son intégrité contradictoire, sont à la vérité des documents essentiellement surréalistes. Tenté par l’apparence totalement démentielle de certaines périodes de l’art, il se sent invinciblement attiré comme le surréalisme l’a toujours été par la folie, par les crises d’hystérie, par les cas médiumniques, par l’émotion maniaque des déliquescences de ce modern’style aux architectures pétries d’irrationnelles chevelures, aux somnambules mobiliers de fleurs sans mesure, aux immenses confusions de débiles mentaux, aux fluctuantes objections de tares. La réhabilitation du modern’style, de ce style débilitant et débilités, tendu vers l’impossible sorte d’hallucination collective, relève très strictement du domaine critique surréaliste et de ses interprétations, au même titre que toutes les manifestations d’ordre névrotique, et que tout ce qui est de nature à nécessiter une enquête quelconque. Ainsi, par exemple, de ces cartes d’avant-guerre, pour le moins bizarres, toujours poétiques, Éluard dit que « commandées par les exploiteurs pour distraire les exploités, elles ne constituent pas un art populaire. Tout au plus la petite monnaie de l’art tout court et de la poésie. Mais cette petite monnaie donne parfois l’idée de l’or. »  

Toutes ces préoccupations qui ne présentent aucun côté contradictoire, se coordonnent et forment, à proprement parler, profondément, le domaine du merveilleux moderne de la surréalité. Vu de cette plate-forme, tout se tient : de l’insolite à l’anti-artistique, du hasard et du rêve à l’écriture automatique et au délire de l’interprétation critique aux symboles délirants, du tableau à l’objet usuel, de l’objet dénaturé à l’étrangeté volontaire, de l’organisation à la désorganisation, du poème à la vie courante… Histoire des désirs grandioses, rêveries de ce monde, traversé de rayons invisibles et de fulgurations magnétiques, il se joue d’inquiétantes vies dans la vie. Peu à peu dans cet insondé où le surréalisme envoie sa lumière, s’établissent de formidables degrés de réalité. »

 

 

 

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