FLAUBERT renonce à faire paraître Salammbô face aux Misérables.

« Il me semble, à moi, très présomptueux & assez stupide de vouloir attirer l’attention publique pendant tout le temps que les Misérables paraîtront. »

Vendu

Gustave FLAUBERT (1821.1880)

Lettre autographe signée à Paule Sandeau

Quatre pages in-8° sur papier bleu.

[Croisset]. 21 octobre [1861]

 

« Il me semble, à moi, très présomptueux & assez stupide de vouloir attirer l’attention publique pendant tout le temps que les Misérables paraîtront. »

 

Superbe lettre de Flaubert sur le point d’achever la rédaction de Salammbô qu’il ne souhaite voir paraître en même temps que le chef d’œuvre hugolien annoncé pour le début de l’année 1862.

Évoquant l’achèvement de son roman, Flaubert livre sa conception de la création et de l’art littéraire « Le succès n’est pas mon affaire. C’est celle du hasard & du vent qui souffle. », et rêve de voyages : « Mon sang de peau-rouge (…) se met à bouillonner dès que je me trouve au grand air. »

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« Quelle gente lettre vous m’avez écrit ! Il n’est pas possible de lire rien de plus aimable et de plus charmant. J’en ai été ravi & touché. Tout ce que vous me dites de mon livre est bien encourageant & bien bon. Mais qu’en résultera-t-il ? Je commence demain mon dernier chapitre que je compte avoir fini vers la fin de janvier. Quant à la publication il est fort probable (entre nous) qu’elle se trouvera reculée jusqu’à l’automne prochain ou prochaine ; à moins que mon éditeur (je ne sais lequel) ne veuille risquer la chose, quand même. Mais il me semble, à moi, très présomptueux & assez stupide de vouloir attirer l’attention publique pendant tout le temps que les Misérables paraîtront. Or, si les 8 volumes paraissent tous les mois, deux à deux, à partir de février, ce sera une affaire de quatre mois ce qui me rejette en juin, époque détestable. Voilà.

Je comptais cet été sur un peu d’argent p[ou]r prendre l’air. C’est de ce côté-là seulement que la chose me blesse. Car je n’ai nullement la maladie typographique –Dès que j’ai fini un livre il me devient complètement étranger, étant sorti de la sphère d’idées qui me l’a fait entreprendreDonc quand Salammbô sera recopiée – & recorrigée je la fourrerai dans un bas d’armoire & n’y penserai plus, – fort heureux de me livrer immédiatement à d’autres exercices. Advienne que pourra ! Le succès n’est pas mon affaire. C’est celle du hasard & du vent qui souffle.

Je ne tiens compte que des intentions. C’est p[ou]r cela que je m’estime, les miennes étant hautes & nobles. & voilà p[ou]rquoi j’ai défendu le doux Vacquerie. S’il n’a pas plus de talent, – est-ce sa faute ? Je garde toute ma haine & tout mon dédain pour les gens qui font des choses convenables et réussies. – & j’aime mieux un bossu, un nain & même un crétin du Valais qu’un môsieu quelconque. Il n’est pas donné à tout le monde d’être ridicule. Êtes-vous bien sûr que dans vingt-cinq ans La Camaraderie, ou La Calomnie*, sera plus admirée que Les Funérailles de l’honneur **?  Parlons d’autre chose, le sujet n’est pas gai.

Je viens de me livrer à des lectures médicales sur la soif & la faim, – & j’ai lu entr’autres la thèse du D[oc]teur Savigny le médecin du radeau de La Méduse***. Rien n’est plus dramatique, atroce, effrayant. Quel est le sens providentiel de toutes ces tortures ? Mais je connais quelque chose de bien plus affligeant p[ou]r l’humanité. C’est la Jessie du sieur Mocquard****. Parlez-m’en un peu. Quelles idées ! quel langage ! quelle conception ! Les expressions me manquent pour exprimer mon horreur. Vous avez bien raison d’aimer les voyages. C’est la plus amusante manière de s’ennuyer c’est-à-dire de vivre qu’il y ait au monde. Ce goût-là, quand on s’y livre ne tarde pas à devenir un vice, – une soif insatiable. Combien n’ai-je pas perdu d’heures dans ma vie à rêver au coin de mon feu, de longues journées passées à cheval dans les plaines de la Tartarie ou de l’Amérique du Sud. Mon sang de peau-rouge (vous savez que je descends d’un Natchez ou d’un Iroquois) se met à bouillonner dès que je me trouve au grand air, dans un pays inconnu. J’ai eu q[uel]q[ue]fois – (& la dernière entr’autres, c’était il y a trois ans, près de Constantine) des espèces de délire de liberté où j’en arrivais à crier tout haut, dans l’enivrement du Bleu, de la Solitude & de l’Espace. – & cependant je mène une vie recluse & monotone, une existence presque cellulaire & monacale. De quel côté est la vocation ?

Je vous félicite d’avoir été heureuse, ces vacances – à propos de votre cher fils, que « j’aime en vous » comme diraient les gens d’Église. Écrivez-moi de longuissimes lettres où vous direz tout ce qui vous passera par la tête. Plus il y en aura & mieux ce sera. Je pense à vous très souvent & très profondément – & j’ai grande envie de vous revoir. Je vous baise les mains. Gve Flaubert. »

 

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La Calomnie et La Camaraderie ou la courte échelle sont deux pièces d’Eugène Scribe jouées au Théâtre-Français.

** Les Funérailles de l’honneur, drame d’Auguste Vacquerie joué au Théâtre de la Porte-Saint-Martin).

*** Jean-Baptiste-Henri Savigny, Observations sur les effets de la faim et de la soif éprouvées après le naufrage de la frégate du roi « La Méduse » en 1816.

**** Jessie, roman de Jean-François-Constant Mocquard.

Correspondance Flaubert. Pléiade. Tome III, pp. 185 à 187. (Ledit volume indique par erreur la date du 28 novembre 1861).

 

 

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