Pierre-Joseph PROUDHON publie La Guerre et la Paix.
« Faut-il que je me retire, que je laisse là mes spéculations révolutionnaires, que je brise ma plume ? »
2.500€
« Faut-il que je me retire, que je laisse là mes spéculations révolutionnaires, que je brise ma plume ? »
2.500€
Pierre-Joseph PROUDHON (1809.1865)
Lettre autographe signée à Auguste Rolland.
Cinq pages in-8°. Bruxelles, 7 juillet 1861
« Faut-il que je me retire, que je laisse là mes spéculations révolutionnaires, que je brise ma plume ? »
Exilé en Belgique, Proudhon s’interroge, avec doutes, sur les réactions suscitées par son ouvrage publié quelques semaines plus tôt chez Michel Levy, recherches sur le principe et la constitution du droit des gens.
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« Mon cher Rolland, J’ai eu la visite de Ch. Edm. J’espérais le revoir avant son départ : son amitié pour moi n’a pu aller jusque-là. J’ai cru démêler que mon dernier ouvrage me l’avait altéré : cependant, je ne crois pas, après les explications que je lui ai données, que son cœur eût dû conserver la moindre froideur à mon égard, si je ne remarquais depuis plusieurs années que Ch. Edm., d’abord par ses fréquentations avec le Palais Royal, puis par ses mœurs artistiques enfin par son caractère polonais, s’est peu à peu éloigné de celui qui fut un moment son chef de file, et qu’il regarde sans doute comme ruine de février… C’est triste pour moi ; c’est amer mais c’est ainsi. En deux mots, Ch. Edm. m’est venu voir pour l’acquit de sa conscience ; puis il m’a fui comme un indifférent, une connaissance inutile, presqu’un ennemi. Nous ne nous entendons plus ; nos cœurs n’adorent pas les mêmes divinités ; nos attractions sont répulsives. Voilà qui est certain, et je ne m’en réjouis pas. Aussi bien, pourquoi ne suis-je rien ? Pourquoi la démocratie est-elle tombée ? Pourquoi le socialisme est-il anéanti ?…
Quoi qu’il en soit, j’ai remis à l’hôtel de la Poste, rue Fossé aux Loups, où était logé Ch. Edm. Les deux volumes que m’avait envoyés pour vous M. Stappaerts. C’est jeudi matin, à 8h., que j’ai fait cette commission. Je comptais voir [?] avant son départ, car il devait partir à 9h., ayant terminé son affaire avec V. Hugo. J’appris à l’hôtel qu’il était parti dès le matin pour la campagne, c.à.d. pour la même destination que celle où il était allé la veille (Waterloo du Mont-St-Jean). Puisqu’il était obligé de perdre un jour de plus, je pensais bien le revoir : il n’en a rien été.
J’ai joint aux deux volumes une méchante brochure ayant pour titre : Ingratitude de Napoléon III par un Italien nommé Delavo, l’auteur du monument de Marengo. Vous me direz dans votre prochaine si vous avez reçu le tout. Je vous remercie de toutes les choses amusantes, utiles, instructives, amicales dont vous remplissez pour moi vos lettres ; je ne demanderais pas mieux que d’en avoir comme cela au moins deux la semaine, et je ne me ferais faute dans ce but de vous pincer l’oreille : mais je sais ménager de votre temps. Quatre heures de correspondance par semaine c’est trop. Je vous limite à ½ heure, puisque vous ne pouvez vous empêcher de remplir les quatre pages de vos lettres.
Votre remarque sur [mention grecque] est exacte : c’est un héros ennemi qu’Homère a dit, non un héros issu des dieux. Je devais bien le savoir puisque j’ai expliqué le passage dans mon cours d’humanités, et que même je l’avais appris par cœur. Mais j’avais la tête pleine des généalogies divines, et c’est par un vrai lapsusd’imagination, d’oreille et de plume que j’ai commis le contre-sens que vous avez relevé. Il y a si longtemps que je ne fais plus de grec ; et que j’ai pu regarder le [mention grecque] comme une variante de [mention grecque].
J’ai l’article de M. Stappaerts : je ne l’ai pas encore lu. Je veux faire une fournée de tout ce qui sera parvenu à ma connaissance sur mon livre ; et puis je ferai mon compte rendu. Mais n’est-il pas humiliant, dites-moi, de m’entendre dire à chaque instant : Je ne vous comprends pas ; que voulez-vous ? Où allez-vous ? A quoi bon ?…… La réimpression de mon livre De la justice m’ayant fait voir combien de négligences, d’obscurités, de phrases inexactes il y avait dans la première édition, j’ai fait tous mes efforts pour que pareille chose ne se retrouvât pas dans mon travail sur la Guerre et le Paix. J’ai écrit et récrit cet ouvrage au moins quatre fois. Je n’ai pas craint de me répéter, de tomber dans des redites ; et malgré tout, on ne comprend pas ! Qu’y a-t-il donc ? Dites-le-moi, vous qui avez compris. Que dois-je faire ? Par où prendre mon public ? Je suis désorienté ; je chercher des objections, des réfutations ; et je ne rencontre que cela : inintelligence. Est-ce donc moi qui suis inintelligible ? Moi qui ne comprends pas ? Moi qui, croyant avoir prisé une idée, n’ai rencontré que trouble et confusion ? Si c’est moi qui, en effet, ne m’entends pas avec moi-même, je suis bien à plaindre. Il y a une lacune ou un ulcère dans mon cerveau, et je suis un malade qui doctement déraisonne. Si, au contraire, ma pensée est juste, où en sommes-nous ? Qu’attendre du public, qu’espérer en une telle époque ? D’un côté comme de l’autre, je ne suis que sujet de désespoir.
Est-ce que ces propositions ne vous paraissent pas claires à vous ? “La Force a ses lois, comme toute chose dans l’univers ; Les lois de la force constituent ce qu’on pourrait appeler métaphoriquement ou mythologiquement le droit et le devoir de la force. Or, cette expression métaphorique de droit et devoir de la force deviendra une expression littéralement vraie s’il s’agit de la force considérée dans l’homme, être intelligent, moral, et libre.” Je pourrais là-dessus entrer dans de nouveaux développements, recourir aux exemples, étaler les analogies ; pour faire remarquer qu’en dernière analyse la force ne peut être domptée et soumise à raison qu’en vertu de ses propres lois. Et qu’ainsi la paix ne peut s’établir que par la reconnaissance du droit de la force. Je laisse de côté tout verbiage. Est-ce encore une fois que les propositions ci-dessus ne vous paraissent pas claires, limpides, évidentes par elles-mêmes ?
Est-ce que je fais de la confusion, quand je dis que la force a sa législation qui est : 1º l’expansion à l’infini ; 2º l’absorption des forces ennemies, 3º l’équilibre, etc., etc. Fais-je autre chose en cela que copier Newton, qui appelle attraction ou force la cause première de tous les mouvements célestes ; et qui calcule ensuite les Lois de cette force ? De grâce, parlez, répondez, niez, redressez-moi. Ne laissez ma folie s’aggraver, si je suis fou ou halluciné ; aidez-moi, si je suis dans le vrai. Et quand enfin, parlant de la force dans l’humanité, je dis que son droit a ses limites ; que par conséquent il y a une compétence du jugement de la force qu’il ne faut pas dépasser, de peine de tomber dans l’abus de la force et dans l’arbitraire. Est-ce que cela fait violence à la pensée, à la raison, à la logique, à la langue ?….
Je prépare en guise de compte rendu de mon livre, une brochure de 50 à, 60 pages, dans laquelle je veux essayer tout à la fois de dire au public ce qu’il y a dans mes deux volumes, et quelles en sont les conséquences, puis demander à la multitude des critiques comment l’on rend compte d’un ouvrage. Naturellement, la leçon sera surtout à l’adresse de la démocratie et des journaux démocratiques : vous sentez que je vais poursuivre mon œuvre de rectificateur. Je ne veux pas de la politique suivie par le Siècleet autres ; je n’en veux ni pour le dedans ni pour le dehors. Je mesurerai mon opposition à l’assistance que je pourrai attendre de mes lecteurs, à leur intelligence, à leur disposition. C’est pour cela que je vous demande conseil. S’il y a chance de ramener l’opinion, j’irai à bride abattue. S’il y a trop grande résistance, je tâcherai d’être plus grave ; si j’ai tout le monde contre moi, eh bien, je protesterai contre tout le monde, à moins que vous ne me disiez que je suis fou.
Je suis ennuyé, chagrin, inquiet (ici ce n’est plus de mon livre que je vous parle) à mesure que le temps s’écoule et que je me rapproche de l’époque à laquelle j’ai placé mon retour en France, je suis saisi d’une véritable angoisse. J’ai été plus gai en quittant la France que je ne le serai en y rentrant. Comment vais-je trouver le pays, le public, l’opinion, la démocratie ? Y a-t-il en France une bourgeoisie, une jeunesse, des républicains ? Croit-on à quelque-chose ? Tout le monde est-il devenu guenille, et pan de chemise (pannus menstruate) ? Me faut-il aller encore m’exposer aux dents des bêtes féroces de la jugerie ?
Avec quelle volupté ils ont condamné Blanqui ! Avec quels égards ils parlent à Monsieur Mirès !… Il semble, à la manière dont en parlent les journaux, que, à entendre la nation tout entière qui dit : Ne touchez pas à la prunelle de mon œil ! Avez-vous aperçu par hasard Germain Sarrut ? Il y avait récemment, dans le Progrèsinternational, un article de lui, article démocratico-idéalistico-impérial, une vraie julienne. Germain Sarrut, jadis rédacteur du Capitole, s’est rapproché de l’empire. Cela est pour moi indubitable. On ne fait pas de ces choses gratuitement, à moins d’idiotie complète, et G. Sarrut n’est pas idiot. Il vient d’opérer la transition. Pourquoi avoir tant attendu ? Quelle différence aujourd’hui lui, rallié après dix ans, et Laurent (de l’Ardèche), rallié dès le lendemain ? Est-ce que, quand on est entré dans le despotisme, on peut le distinguer encore et se classer par drapeaux et catégories ? A quoi sert de dire, comme Thiers : Il a sauvé la France des factions ; Il a ranimé le crédit ; Il a rétabli l’administration ; Il a gagné la bataille de Marengo ; Il a fait la paix d’Amiens ; Il a agrandi le territoire, etc., etc., etc. Je réponds toujours : Il a été un usurpateur ; il a violé sa foi, trahi le peuple, assassiné la République. Qu’il abdique ; Qu’il rétablisse la liberté et le droit : alors je consentirai à lui tenir compte des choses qu’il a faites. Sans cela, je ne verrai dans toutes ses grandes actions que le prix payé par la tyrannie en échange des libertés et des droits de tout un peuple, un surcroît d’outrage, nullement un motif d’excuse. C’est pourtant en vertu du même principe qui me fait affirmer le droit de la force, et à l’aide de la même dialectique qui me fait conclure de ce droit à la paix universelle, que je raisonne ainsi à l’égard du 18 brumaire et du 2 Décembre. Dites-moi donc si je suis fou ?
Mon cher Rolland, vous êtes un Bourguignon de Bourgogne, un gentil garçon qui causez bien, qui ne posez pas, plein de vivacité, d’entrain, de malice, de gentillesse, et qui, pour votre malheur, paraissez léger à tous ceux qui ne vous ont vu que trois fois. Mais moi, je vous sais grave sous votre masque, sérieux au fond de vos calembredaines, esprit juste, instruit, âme droite, et cœur ferme. C’est pour cela que vous êtes entré si avant dans mon esprit, et que je vous dis : Parlez-moi, éclairez-moi, conseillez-moi ! Faut-il que je me retire, que je laisse là mes spéculations révolutionnaires, que je brise ma plume ? Le Sr Learch, propriétaire du Progrès international, m’offrait avant-hier 3000fr. d’appointements si je voulais me mettre à son service. J’avais presque envie d’accepter. Qu’en dites-vous ?… Cela me dispenserait de rentrer en France… Dites à Mme Rolland que nous l’aimons bien. Tout votre P.-J. Proudhon. »
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Maître-répétiteur au collège de Bourges sous la monarchie de Juillet, propagandiste démocrate, Auguste Rolland (1822.1905) fut chargé par Félix Pyat, commissaire de la République à Bourges en 1848, de faire des conférences au club républicain de la ville.
Nommé professeur au lycée de Mâcon, il fut élu député à la Législative en mai 1849, sur la liste montagnarde. Il fut condamné à cinq ans de prison et quatre mille francs d’amende par la cour d’assises de la Côte-d’Or, le 11 mars 1849, pour des discours prononcés les 27 février et 9 mars 1849 au club des Brotteaux, fondé à Mâcon le 6 février 1849. Il prit part à l’insurrection du 13 juin 1849. La Haute Cour de Versailles le condamna par contumace à la déportation. Il s’exila d’abord à Genève qu’il dut quitter puis à Nyon, où il arriva sans papiers le 2 octobre 1849, avec Charles Cœurderoy puis, quelques jours plus tard, à Lausanne où se retrouvaient François Jannot et une quinzaine d’autres militants de Saône-et-Loire dont Sinaï-Combet. Il signa avec les prévenus du 13 juin de Lausanne au procès du 10 octobre, auquel ils auraient souhaité se rendre, leur réponse du 9 octobre aux prévenus de Londres qui s’y refusaient.
Il signa un appel Aux démocrates socialistes du département de la Seine, daté de Lausanne du 18 février 1850 dans lequel les réfugiés annonçaient qu’ils s’étaient constitués en « Comité provisoire de secours ». Toujours à Lausanne, il avait signé le 17 mars 1851 avec seize autres proscrits une protestation contre l’expulsion de Suisse du patriote vénitien Varé. Une semaine plus tard, avec ses amis, il fut à son tour expulsé.
En mars 1857, se trouvant à Bruxelles. Il écrivit au président de l’assemblée législative : « Citoyen Président.Ayant à régler quelques affaires, je n’ai pu me mettre de suite à la disposition de l’autorité judiciaire. Ma santé délabrée exige d’ailleurs quelques ménagements, c’est pourquoi mes amis m’ont engagé à me soustraire provisoirement aux poursuites dirigées contre moi. Mais au jour du jugement, je me présenterai. Il sera toujours temps, car je ne veux pas me défendre devant la Haute Cour. Seulement, je pense qu’après avoir eu l’insigne honneur de représenter le peuple, je ne saurai en avoir de plus grand que celui de souffrir pour lui ; c’est encore un moyen de le représenter, et sa cause veut des martyrs. »
Correspondant régulier de Proudhon, il fut l’un des six exécuteurs testamentaires de ce dernier.
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Écrivain et journaliste d’origine polonaise, lié à George Sand, Alexandre Herzen et Proudhon, Charles Edmond Chojecki (1822-1899) a longtemps soutenu des idées révolutionnaires : chassé de Pologne en 1844 en raison de son engagement politique, il dut également quitter la France en 1850 et se réfugia en Égypte. Revenu à Paris, naturalisé français, il devait se rapprocher du pouvoir. Le prince Napoléon l’emmena comme interprète en Islande et lui octroya un poste de bibliothécaire au Sénat en 1862, qu’il occupa jusqu’à sa retraite en 1896.
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L’Ingratitude de Napoléon III. Appel adressé à l’opinion publique par Jean Delavo, fondateur du monument de Marengo. Bruxelles, Typographie de Ch. Vanderrauwera, 1861. In-8 de 163 pp. “Je me nomme Jean Delavo. Je suis né à Alexandrie, en Piémont, le 26 décembre 1806” (page 9).
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Écrivain et homme politique, Georges Sarrut (1800-1883) engagé dans la lutte contre la monarchie de Juillet, souvent poursuivi et parfois emprisonné : il s’écarte de Louis-Napoléon Bonaparte après le coup d’État du 2 décembre 1851.
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Proudhon, La Guerre et la Paix, recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, Michel Levy Frères, 1861.
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