Marcel PROUST (1871.1922)
Lettre autographe signée à la baronne Aimery Harty de Pierrebourg.
Huit pages in-8°. Slnd [peu après le 3 juin 1915]
Kolb, Tome XIV, pages 143 à 145.
« Je sais qu’on regrette jusqu’à la fin ceux qu’on a connus dès le commencement tant le souvenir est une ombre proportionnée à la tendresse. »
Au cœur de la première guerre mondiale, Proust livre à sa correspondante une magnifique lettre de condoléances suite au décès de sa mère. Ému de voir les jeunes âmes françaises mourir au front, il confesse sans ambages que le chagrin est partie constituante de son être : « si bien qu’il me semble que l’expérience quotidienne que j’en ai pourrait fournir à des âmes amies des consolations dont je ne sais pas faire usage pour moi-même. »
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« Madame, L’autre soir j’étais allé voir Georges et j’avais eu, je ne peux pas dire la joie, il n’en est pas en ce moment, mais la douceur de causer longuement avec lui et avec son adorable femme. Quand elle fut partie je demandai à Georges si c’était du deuil de son frère qu’elle était en grand noir. Il me dit : « Et de sa grand-mère ». Et ainsi j’ai appris ce grand malheur qui avait brisé pour vous « Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés » [vers de Victor Hugo]. Ne l’ayant pas su plus tôt, je ne suis pas gêné de vous en parler si tard. Je sais qu’on regrette jusqu’à la fin ceux qu’on a connus dès le commencement tant le souvenir est une ombre proportionnée à la tendresse.
Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’en ce moment où tant de vingtièmes années sont anéanties, on prend moins de garde à la disparition d’êtres plus âgés. En eux reposaient moins d’espérances que dans les jeunes, mais plus de souvenirs. Aux vôtres le sentiment d’avoir apporté tant de pieuse tendresse et causé tant d’admiratives joies à Madame votre mère doit mêler une douceur que je n’ai pas connue. Mais je sens aussi de combien d’associations de sentiments et de pensées dans un cœur réfléchi comme le vôtre le plus profond amour filial peut s’enrichir et se diversifier, jusqu’à une complexité qui ne peut plus aujourd’hui que multiplier la souffrance.
Le regret de ne pas vous voir est plus grand quand je pense que nous pourrions causer si doucement de vos pensées, et particulièrement maintenant de ce qui fit le fond de ma vie, le chagrin si bien qu’il me semble que l’expérience quotidienne que j’en ai pourrait fournir à des âmes amies des consolations dont je ne sais pas faire usage pour moi-même.
Du moins de loin je pense à vous avec une sympathie triste et profonde. Vous me ferez bien plaisir en disant moins à Georges qui le sait si bien qu’à sa femme qui me connaît moins combien j’ai été heureux de les revoir. J’avais rencontré dernièrement M. Hervieu. Il ne m’avait pas parlé de votre malheur. Je ne vous charge de rien pour lui, je sais depuis longtemps combien je lui suis peu sympathique et j’admire que cela n’ait rien ôté à votre bienveillance pour moi. Mais cela tient sans doute à ce que nous tenons plus compte dans nos bienveillances des sentiments qu’inspirent à autrui les êtres que nous aimons plus que [de] ceux qu’ils ressentent. Vous tenez avec raison plus compte de mon admiration pour lui que de son hostilité pour moi.
Quand j’ai vu Georges nous ignorions encore la reprise [de] Przemysl mais nous nous y attendions un peu. J’avoue que j’avais espéré qu’une si terrible ventouse sur le côté est aurait dégagé notre côté ouest davantage. En somme c’est nous qui sommes manœuvrés, malgré l’image contraire qu’on emploie toujours. Je suis un peu trop fatigué pour expliquer ma pensée et d’ailleurs si précieuse que me semble l’aide italienne je suis toujours un peu effrayé de voir s’étendre indéfiniment le champ des opérations quand le principal art de notre ennemi est justement celui des déplacements de troupes. Vaincu sur place comme à la Marne, sur des fronts éloignés les uns des autres il donne le trompe-l’œil de succès dont l’envergure dissimule l’inachèvement. Et sans doute ce trompe-l’œil ce n’est pas la victoire, mais de diverses manières cela retarde la défaite et prolonge l’angoisse tendue vers les vies chères, vers toutes les vies. Veuillez agréer, Madame, l’hommage de mes sentiments bien respectueusement admiratifs et attachés. Marcel Proust. »
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Belle-mère de Georges de Lauris, l’un des camarades de Marcel Proust rencontré en 1903 et qui fut un conseiller écouté pour la rédaction de ce qui deviendra Contre Sainte-Beuve, Marguerite de Pierrebourg (1856-1943) fut d’abord peintre avant de se tourner vers l’écriture. Son premier roman fut distingué par l’Académie française et elle devint à partie de 1912 présidente du prix de la Vie heureuse (futur prix Fémina), occupant ainsi une place importante dans la vie littéraire parisienne. Marcel Proust fréquentait son salon et la consultait pour des questions d’ordre littéraire. Elle fut notamment l’un des témoins de la difficile gestation du premier volume d’A la recherche du temps perdu.