Jean-Jacques GRANDVILLE (1803.1847)
Ensemble de trois lettres autographes signées à Jules Taschereau.
Neuf pages in-4°, très denses, au total. Adresses autographes.
Nancy. 27 octobre, 19 et 27 novembre 1842.
« Je ne parle pas de couleurs, de pinceaux, de peinture, mais seulement du dessin, de sa correction, de sa finesse sous quelle forme je juge à propos de le soumettre aux amateurs. »
Précieuses et très émouvantes lettres de l’artiste songeant à abandonner son travail d’illustrateur pour se consacrer à la peinture au gré d’un emploi de professeur de dessin dans sa ville natale de Nancy. Affecté par la mort de son épouse Henriette quelques semaines plus tôt, désabusé, indécis et sommé par les autorités locales de prendre une décision, Grandville convoque l’avis de son ami Jules Taschereau, coéditeur des Fables de La Fontaine illustrées par l’artiste.
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27 octobre 1842 : « Mon cher Monsieur Taschereau, Voici d’abord, en quelques lignes, l’explication de cette phrase introduite dans le petit mot que j’écrivais à Mr Fournier et qui vous a tenu en suspend. Le beau-frère de ma sœur Louise, obligé de se rendre en toute hâte à Paris pour des affaires de famille, et pensant s’adresser à vous pour un renseignement m’avait demandé un mot afin de se présenter chez vous. Il n’a pas cru devoir faire usage de ce petit mot que je vous avais écrit et me l’a rapporté ici. Et c’est dans cette intervalle que votre lettre m’est parvenue. Or, je me sais gré maintenant d’avoir fait à Mr Fournier la citation que vous m’indiquez parce qu’elle vous démontre pleinement ceci que je n’ai pas cru devoir attendre que j’eusse de vos nouvelles pour vous donner des miennes ; du côté du devoir, je suis donc en règle. Toutefois, ce n’était pas à titre d’obligation que je vous avais aussi promptement écrit, mais j’avais saisi avec empressement l’occasion de vous démontrer de nouveau que je ne négligeais pas votre amitié, et à cet égard je ne veux pas recopier ici les termes de ce malencontreux billet, malencontreux car il est cause de la longueur de cette explication préambulatoire.
Que vous dire maintenant de mon existence provinciale, de ma vie de famille. Vous avez, mon cher monsieur, mis le doigt sur la plaie. Elle est toujours aussi douloureuse au toucher. Quant à la partie matérielle, mécanique et artistique de cette vie, j’évite autant que possible les dîners et autres longs repas, les invitations, sollicitations, occasions de goinfrerie. Je joue au quatre coins autant que faire se peut avec Mme Voïart, afin d’esquiver l’obligation de les promener de musées en chapelles… et je crois bien de finir par être pris à ce jeu fort difficile. Quant à l’art, je peins. Le croiriez-vous, le croirez-vous. Je suis à la tête de deux ébauches à l’huile… et tandis que je vous écris, je songe que la dernière est capable de se sécher dans le salon de mon frère qui n’économise pas le bois que la mairie octroie. Aussi songeais-je à terminer au plutôt cet épître, pour m’armer de mes pinceaux avec lesquels je vous défie de me faire revenir à des idées d’illustrations, de longtemps (veuillez-en faire part à votre tour à Mr Hetzel et Fournier). Réellement si vous ne voulez voir dans ceci qu’une pure et simple plaisanterie, vous êtes dans l’erreur, c’est bien sérieusement que je m’essaye à [?] mon grand dada, ce grand cheval de bataille, cause entre nous de si plaisantes et vives discussions.
Du reste, si je ne trouvais encore qu’une grande distraction, qu’un détournement provisoire de mes tristes idées dans cette nouvelle occupation, je m’applaudirais de mon courage et de ma persistance, et vous devriez, mon cher Mr Taschereau, vous devriez, loin d’en rire, m’applaudir et me louer de cette fière résolution. Je sens mieux que j’ai besoin d’être soutenu en présence des difficultés nouvelles que je rencontre dans cette voie nouvelle, dans le maniement du pinceau, de la brosse. Foin donc, de l’imagination des charges, de l’esprit léger. Une belle pâte, et le calme de la province, voilà la réalisation du bonheur d’un grand peintre, si le bonheur existe quelque part, s’il peut être la part de quelqu’un, de qui que ce soit.
Mais pardon, j’écris dans une chambre sans feu, le froid me gagne les pieds, je vais fermer brusquement ma lettre et mon pupitre, mais non sans vous remercier de votre excellent bulletin qui m’a transporté dans mon domicile de la capitale et m’a fait passer sous les yeux tous les objets qui doivent m’intéresser encore, avec autant d’art et de vérité qu’une épreuve du daguerréotype. Je suis enchanté que les caresses de mon pauvre chat puissent un peu dédommager Louise du pénible soin de descendre tous les jours et monter six étages. Je compte bien la remercier à mon retour. Ce mot va provoquer de votre part, si vous avez encore l’occasion de m’écrire, une question… à quand ce retour est-il fixé … cela dépend absolument de l’achèvement de mes deux ébauches, de mes deux copies. Toutefois, si je voyais qu’il me fallut dépasser de trop les 10 à 12 premiers jours de novembre, je me resignerais à les abandonner à leur malheureux statut [mot manquant] et à les remporter à Paris au risque de les [?] au nez et à la barbe de Mrs les graveurs-éditeurs…
Je n’ai reçu de nouvelles de mon fils que par vous et je n’en ai pas eu depuis votre lettre. Je remplis cette lacune par la confiante pensée qu’il est toujours, et bien portant, et bien soigné. Je ressens déjà une grande impatience de signaler sur son visage pâlot les effets d’un bon allaitement et de ces excellentes promenades dont vous me parlez.
Maurisset (comment puis-je m’occuper de cela) se tire-t-il d’affaire heureusement et à la satisfaction de Mr Fournier. Mr Old Nick a-t-il fait une bonne fin (non comme on l’entend dans ma pieuse famille) et vous, mon cher Mr Taschereau soutenez-vous bien les rigueurs du froid, l’ennui des débats politiques et des articles de fond – et enfin l’absence des chambres. Voilà 3 semaines que je n’ai lu un journal. Ô province égoïste, végétative et atrophiante, mais douce à l’âme et au repos du corps… Pardon de mon bafouillage et mille amitiés, mille remerciements, mille serrements affectueux de main et enfin tout à vous de cœur. JJ. Grandville. »
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19 novembre 1842 : « Cher Monsieur et ami, Nous voici arrivé déjà fort au-delà du terme que j’avais assigné à mon retour à Paris et pourtant je ne songe pas encore à faire mes malles ; et l’on ne veut pas entendre un instant parler ici de départ. Cependant, sauf une circonstance quasi impossible, je suis bien déterminé à ne pas séjourner à Nancy le mois prochain, et par conséquent à me rembarquer définitivement pour la capitale dans les derniers jours de ce mois.
Et cependant, parodiant Montaigne, je pourrais vous dire, non pas : que sais-je ? mais : que fais-je ? Rien, ou du moins, de la fort mauvaise besogne tiraillé que je suis en tout sens par les mille et une visites à faire, à recevoir ou à rendre lesquelles m’enlèvent à toute pensée de travail, de cœur, à toute affaire (et je ne mets pas en ligne de compte, notez-le bien ici, les déjeuners, dîners et soupers dont le nombre est incalculable et la longueur indéfinie ; vous connaissez la province et ses charmants et rassasiants loisirs).
Aussi quand je compte les jours écoulés depuis la réception de votre lettre, je ne conçois pas que j’aie pu rester si longtemps sans vous récrire et que je n’ai pas su trouver une bonne heure ou deux pour m’informer de nouveau de ce qui se passe chez moi et chez vous, des personnes et des choses qui quoique je vienne d’en dire, ne cessent de me préoccuper constamment, car en vérité ce n’est pas la [?]qui aurait seule ce pouvoir de me faire perdre de vue et sortir de l’esprit toutes ces choses ; en première ligne s’offre mon pauvre petit bonhomme, donnez m’en, je vous en prie, mon cher Mr Taschereau, donnez m’en de nouvelles et bonnes nouvelles, le terme de la nourrice, échu le 9 dernier ne lui a pas été soldé, vous chargeriez-vous de lui faire remettre cette somme ; par qui, par Rose car je suppose que fidèle à sa consigne et n’imitant pas mon exemple elle doit être de retour dans la rue des St Pères et a relevé de sa garde votre excellente Louise. La providence des matous ou plus exactement des ci-devant matous. Je suis vraiment honteux de ne pas avoir adressé un seul mot à la marraine de mon pauvre fils et ce serait un grand résultat et un effet de votre exquise et immense complaisance que de m’excuser près d’elle par un petit mot. Dans le principe je ne lui ai pas écrit par la crainte de l’obliger à une réponse que je savais qu’elle n’avait pas le temps de me faire ; voilà le fond de ma justification près d’elle. Veuillez l’orner de votre [?] diplomatique et peut-être l’amènerez vous-même à m’écrire un mot.
Je vous demanderai maintenant comment vous avez supporté ces variations si subites de la température passant successivement du sec au mou et du printemps à l’hiver. Ce sont même ces froids prématurés qui m’ont fait, en vrai colimaçon rentrer mes velléités de départ dans ma coquille lorraine ; spirale fort étroite, fort bornée dans laquelle j’ai peine à m’étendre ou à m’allonger. À propos si je vous disais qu’il se trame une machination infernale ici pour agréger à la place de conservateur du musée de Nancy, occupé par un ex cuisinier, un professeur de dessin. 1° que le conseil municipal poussé dans ses retranchements par une commission composée de dix membres qui le veulent mener, en cette occurrence, se voit obligé de mettre cette place au concours. Que néanmoins les membres influent de ce conseil municipal tout en reconnaissant l’exiguïté des émoluments témoignent le désir de ne voir accepter cette place, en me faisant grâce duc concours tandis que le chef agissant de la commission me demande mon avis sur le programme de ce même concours, lequel n’exige pas moins que les capacités chirurgicales et anatomiques d’un Marx, réunies à la [?] d’un Ingres et aux sentiments d’un Schefler, d’un Lacroix pour donner à la chaire de dessin de Nancy les proportions gigantesques de l’école de Rome et par la suite des Callots, des Claude Lorraine, des Pierre, des Charles … des Paul, Jacques et beaucoup de Jean Jean.
Vous connaissez mon caractère inquiet, incertain, tâtonneur, indéterminé ; jugez de ma position lorsque j’entrevois au bout de tout cela la possibilité [?] vigoureusement les guides et le fouet du conducteur, et de me créer la perspective d’une douce et calme résidence en Lorraine avec la réserve toutefois d’aller me retremper aux sources et au fleuve artistique de la Seine… mais d’un autre côté il faudrait grimper sur le dos du présent conservateur, s’introduire hardiment ou furtivement dans son lit qu’il fait tout doucettement pour un sien neveu et le pousser dans la ruelle et par le moyen réussir en une seule place les deux places de conservateur et de professeur qui comme je vous l’ai dit sont distinctes, mais il faudrait dire adieu absolument à toute illustration, et surtout au patient Mr Fournier, à l’aimable Old Nick au moment où la sagesse lui pousse dans les alvéoles, à Mrs Meissonier, Gérard Seguin, Fillion, à J.H Pléiade, de grands artistes, enfin dire adieu à Philipon, à Curner, les explorateurs et exploiteurs distributeurs du génie à tant la livraison et enfin laisser, livrés à leurs outils, chose horrible à penser, Mrs Laisné, Brugnot, Barban etc. etc.
Je mêle la plaisanterie à tout cela mais véritablement au fond de cette affaire il y a une question bien grave d’existence artistique à viser enlacée à celle des devoirs paternels, et aux affections, aux souvenirs qui me jettent dans une perplexité très grande ; tantôt je veux m’élancer dans l’arène qui s’ouvre et tantôt je me résous à rester spectateur du camp et à remporter seulement du combat, de l’assaut, les petites remarques et observations critiques qui pourraient me servir dans la suite ; quand ai-je raison, quand suis-je sage ? Il faudrait plus que les étroites bornes d’une lettre pour vous exposer ici toutes ces raisons contradictoires de façon à ce que vous puissiez me donner un avis bien direct, un conseil bien sage et judicieux comme vous les savez donner toujours excepté lorsque vous ne faites pas entrer l’amour de l’art en ligne de compte.
Mille pardon cher Mr Taschereau de la longueur de cet épître que vous pourrez lire à loisir et qui témoigne je pense du plaisir que j’ai à m’entretenir avec vous. Mon beau-père n’a pas reçu les dernières livraisons des animaux qu’il voit cependant étalés chez nos marchands, ce qui lui crève le cœur et lui saute aux yeux… Les cordonniers seront-ils toujours les plus mal chaussés ? Ajoutez donc cette obligeance-ci aux autres et quérissez-moi Mr Jules Hetzel auquel je dis mille bonjour ainsi qu’à Mr Fournier qui laisse faire toujours d’affreux tirages dans lesquels les ombres sont poussées au plus noir et les finesses [?] A vous de cœur, mille affectueuses amitiés. JJ. Grv.
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27 novembre 1842 :« Mon cher Monsieur Taschereau, Nos lettres s’étant croisées, se sont mutuellement servies de réponses, en tous points, aussi, pensais-je en recevant la vôtre, n’avoir plus sujet de vous écrire quand une question que je vous ai soumise, moitié plaisantant, moitié sérieusement parlant se représente de nouveau sous un aspect totalement différent et sérieux qu’il me soit donc permis de revenir à la charge (sans nul jeu de mots) et malgré la conscience que j’ai de vous fatiguer par l’obligation d’une réponse sur une matière que vous n’avez pas jugé digne de votre attention ni de votre colère, permettez que je vous rappelle peut-être un peu trop longuement (y compris ce préambule) cette question devenue des plus graves pour moi et pour laquelle je réclame vos avis et vos conseils. Ma paresse se serait beaucoup mieux accommodée de ne [?] plus reparler, croyez le bien, et j’ai même quelque mérite à vous en écrire si longuement, voilà ma première excuse. J’arrive vite aux fait (songeant à l’avocat Petitgean).
Il y a quelques jours, les membres du conseil municipal réunis par un élan généreux à la commission du musée m’ont fait offrir cette place de professeur à la chaire de dessin vacante à Nancy (désormais distincte de celle du conservateur du musée) sans concours aux appointements de 2,600, à 800F, y compris un logement attenant au musée. Jusqu’au jour prévu où cette place se trouvant réunie à celle du conservateur arriverait aux émoluments de 3,800 à 900F. Mais en raisonnant dans l’hypothèse du présent, traitons d’abord cette question pécuniaire, qui, si elle ne doit pas être la principale, marche toujours en tête, aujourd’hui, dans l’ordre logique. Vous savez, mon cher Mr Taschereau que les économies que j’ai pu faire peuvent s’étendre à 1,500 livres de rentes […] Je serais tenu d’enseigner à une soixantaine de petits jeunes gens, tous les jours, dans une ville de province, pendant une ou deux heures, les principes élémentaires en même temps que subtilités de l’art du dessin et de la peinture. Quelle chute vous écriez vous et quelle sottise… attendez, c’est pour ne pas avoir à entendre prononcer ce mot que je m’arrête et que je consulte, et vraiment après réflexions bien profondément faites, après un appel également au jugement de mes amis dévoués, de ma famille intéressée et se désintéressant, je me trouve dans un état tel qu’il me faut de bien solides objections pour m’empêcher de céder à toutes les raisons véritablement sages que j’aurais d’accepter cette position.
Je passe aux autres considérations, celles de la santé de mon enfant en est une d’ordre majeur, car au dire de tous les médecins que j’ai consultés ce serait un grand bonheur qu’il passât ici les premières années de son enfance sous le rapport hygiénique. Je ne vous dirai rien des certitudes de soins qui lui seraient garanties dans ma famille, cela va sans dire. Placé en tête de la commission comme de toute société et entreprise artistiques, je pourrais user de deux congés d’un mois chacun sinon pour relier mes relations d’illustrateur au moins pour suivre ainsi que je vous l’ai dit le cours de l’art (et celui de la bourse si besoin était).
Revenant à l’enseignement, songez à tout le temps qu’il me resterait, non plus peut-être pour entrer en concurrence avec nos Meissonier, Garant et tutti quanti, mais pour renforcer par la réflexion tranquille, par l’étude calme ce que je n’ai pu mettre en œuvre encore jusqu’ici, pressé par les besoins de l’existence et l’entraînement, le roulement fatal de la spéculation artistico industrielle et destructive. Je ne parle pas de couleurs, de pinceaux, de peinture, mais seulement du dessin, de sa correction, de sa finesse sous quelle forme je juge à propos de le soumettre aux amateurs dans la suite. A cela vous m’apposez, les erreurs d’optique, d’imagination, les tracasseries, les mesquineries, les jalousies, etc. rétrécissantes, incessantes de la province, vraies misères lilliputiennes de tout moment. Je les pressens et je les pèse, et je l’avoue elles sont pour beaucoup dans mon hésitation, elles sont le poids qui fera peut-être enlever le plateau vers Paris. Allons, encore un peu de patience, mon cher Mr Taschereau. Voyez votre Paris, vous n’avez pas même la patience ni le temps de me lire, malgré l’importance de la question ? […]
Rejeté dans la capitale, me voilà de nouveau dans la nécessité de satisfaire à tous ces besoins couteux, aux prises avec les devoirs, les éditeurs, la mode, les loyers, les rivaux et les impôts, à la merci des graveurs et dans les mains crochues de la spéculation, ou du moins dans celles non moins diaboliques et tenaillantes de la librairie usant de mon nom et de mon crayon sans mesure, sans pitié comme sans résultat et souvent sans fruit. Car de quoi dépend-il ce résultat d’entreprises toujours commerciales, jamais artistiques ? quelle garantie nouvelle, sous le rapport de l’intérêt (puisqu’il faut l’appeler par son nom) aurais-je de ne pas disposer de mon pauvre petit savoir, sans bénéfice comme sans grande gloire ? Cette matière est d’autant plus délicate à traiter que j’ai à apporter ici de récents exemples, suite nécessaire presque forcée de ce genre d’entreprises, de ces affaires de librairies qui à votre avis ne sont rien moins que ruineuses en général pour les intéressés ; et quel autre champ d’exploitation m’est ouvert cependant aujourd’hui dans le cercle vicieux où les circonstances, les événements, les choses (et peut-être les conseilleurs) m’ont enfermé de l’homme à l’animal par le burin de Mr Rouget… Voilà à tout jamais mon lot glorieux et mon immortalité ; et lorsqu’à ces raisons je viens à joindre les souvenirs douloureux, cruels qui m’attendent, en ce lieu où j’ai vécu et aimé l’absence de famille, l’inquiétude, l’ennui d’une nouvelle existence ; le dégout et l’amertume de cette même existence sans intérêt dépourvue d’attachement où la crainte même d’une affection nouvelle quelle qu’elle puisse être est un sujet d’inquiétude, est redoutable, bref, quant à cela, je ne puis écrire la fatigue d’une lutte dans une petite arène, sans nouvelle gloire et sans profit assuré car, convenez-en, ce que je pourrais faire désormais n’ajoutera rien à ma modeste renommée et la soutenir est plus difficile peut-être même à Paris, car ici enterré vivant, vous ne faisant rien pour l’augmenter ou la continuer, je puis mourir sans risque de l’aliéner du moins […]
Les Parisiens, et vous en tête, cher Mr et ami, ne mettez aucune distinction entre la province et les pôles ; quiconque vit hors Paris est, pour vous, un Hottentot un Huronie […] les rapports avec Nancy et Paris ne sont que trop faciles et constants. Le moment de la décentralisation est venu, le trop-plein de la capitale doit déborder dans les provinces ? C’est enfin une occasion qui ne pourra se retrouver plus tard, dit-on, dans ma vie. Je n’ai jamais flairé d’aussi près les tableaux et les croquis des grands maîtres que depuis mon séjour ici, ni si bien apprécié la valeur d’esprit de Mrs Old N… et xxx, ni enfin compris si fortement la nécessité de me soustraire aux burins assassins de Mrs B.B.R.J.SH et aux paresses par trop mécanisantes de Mrs Aristide et Fournier.
Enfin grâce au papier, je vais finir, mais avant, je vous en prie, réunissez votre avis à celui de ce Mr Fournier feu mon imprimeur, et à celui de Mr Hetzel mon ci-devant persécuteur. J’ai véritablement besoin, pour moi et pour d’autres, d’arguments puissants et concluants pour combattre l’attrait (ou l’idée folle et sage) que je trouve à me caser tout à fait ici. Il va sans dire qu’au préalable, après votre réponse reçue acceptant ou réfutant, je devrai toujours me rembarquer pour arranger mes affaires à Paris et cela aux tout premiers jours de décembre. Faites-moi, cher monsieur, tenir le plus tôt possible votre réponse qui sera d’un grand poids pour moi en cette difficile circonstance, ce dont vous voudrez vous convaincre par la longueur de cette lettre et les objections que je viens de vous soumettre. D’ailleurs la commission attend mon programme et mon ultimatum. Mille affectueuses amitiés. JJ. Grandville. »