Guillaume APOLLINAIRE (1880.1918)
Lettre autographe signée à Laurent Tailhade.
Trois pages ½ in-8° sur papier à en-tête de l’hôpital du gouvernement italien.
[Paris]. 4 novembre 1916. Enveloppe autographe.
« Outre quoi, bien qu’assassiné ainsi que tous les poètes, je suis bien vivant ainsi qu’eux tous et j’adore la vie. »
En convalescence de sa trépanation subie en mai 1916, Apollinaire remercie Tailhade de sa lettre de félicitations relative à la parution de son recueil de contes, Le Poète assassiné.
Apollinaire lui livre en passant sa vision intime de la Poésie et des Arts, évoquant successivement ses recueils Alcools et Hérésiarque et Cie, ses amis cubistes, son regard sur les anciens et les modernes, et sa joie d’être un poète assassiné, vivant.
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« Mon cher maître, Ce que vous avez bien voulu m’écrire touchant mon livre me va droit au cœur. Il ne peut y avoir aujourd’hui de suffrage qui soit plus précieux que le vôtre. Et dans notre époque d’érudition sans culture vous me faites penser à un saint Calonne [référence à Alphonse de Calonne] gardant au sein d’une barbarie quasi universelle l’héritage des Bonnes Lettres.
Mon esthétique serait, si vous voulez, de bâtir sur la base solide de ce qui jusqu’ici a constitué le goût, un monument audacieux pour lequel ne manquent point les matériaux nouveaux. “Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques » [référence au vers célèbre d’André Chénier] C’est cela même, être moderne. Mais s’efforcer d’être digne de ce qu’ont fait les anciens, c’est, je crois, ce qu’a réalisé Shakespeare.
Je vous ferai envoyer dès demain par le mercure les plus belles pages de l’Arétin. Je passerai chez Stock afin de vous envoyer L’Hérésiarque et Cie (mon meilleur livre de prose, je crois) ; j’ai peur qu’il ne soit épuisé et qu’on ne retire pas pendant la guerre.
Alcools est épuisé et le Mercure ne les rééditera pas durant la guerre. De même pour mes écrits sur la nouvelle peinture, Figuière affirme qu’il est épuisé. Au demeurant, j’eusse voulu ne faire que de la poésie. Il semble parfois que les gens riches soient bien heureux s’il est vrai qu’ils soient libre [sic] de ne faire que ce qu’il leur plait. Outre quoi, bien qu’assassiné ainsi que tous les poètes, je suis bien vivant ainsi qu’eux tous et j’adore la vie.
Mes relations avec les cubistes ont été avant tout des relations d’amitié. Je parle bien entendu de ceux qui ont du talent mais le public connaît surtout ceux qui n’en ont pas. Je me suis efforcé de mettre en relief le génie des premiers et d’exprimer avec quelque clarté des idées qu’ils ne distinguaient parfois eux-mêmes que fort imparfaitement. En agissant ainsi je gênais sans le savoir beaucoup de combinaisons où des confrères même avaient une part. On m’en a voulu et on me l’a fait sentir avec violence bien souvent.
J’écris en ce moment un roman qui sera merveilleux si je parviens toutefois à le mener jusqu’au bout. C’est que j’adore mon métier tout en éprouvant une peine infinie à m’y mettre. Mais rien n’est plus triste que la vie des poètes et plus joyeux à la fois et c’est avec l’admiration la plus fidèle qui soit que je vous prie, mon cher Maître, de me permettre que je vous embrasse filialement. Guillaume Apollinaire. »