Émile ZOLA (1840.1902)
Lettre autographe signée « Z » à Octave Mirbeau
Quatre pages in-8°. [Londres]. 1 juin 1899
« Je ne vous parle pas de notre victoire (…) Les braves gens vont enfin se réjouir. »
Superbe lettre de Zola, à la veille de son retour d’exil, félicitant son ami pour son ouvrage Le Jardin des supplices et évoquant la décision des juges de la Cour de Cassation dans l’Affaire Dreyfus.
« Mon cher et grand ami, j’ai achevé la lecture du « Jardin des Supplices », et, bien que j’espère vous embrasser dans cinq ou six jours, je ne veux pas attendre pour vous dire tout le plaisir d’art, toute l’émotion humaine et profonde que vous venez de me donner. Je goûte infiniment les pages de style éclatantes et superbes, où vous énumérez l’horreur frissonnante de vos supplices, où vous parlez des fleurs en amant, avec une profusion d’images, une passion de leur beauté, qui donne une vie prodigieuse à toute cette floraison géante. Je ne connais pas de resplendissement pareil dans notre littérature. Mais je suis peut-être plus ému encore par ce qu’il me semble voir derrière cet étalage d’ignominie et de splendeur : votre ironie en sang, votre cœur déchiré, votre protestation exaspérée contre la méchanceté des hommes. Il est certain que ce sens vrai de votre œuvre se trouve dans les quelques lignes de votre dédicace vengeresse. Vous savez que je suis un passionné de la vie, et je me rencontre avec vous, qui vous dites un dévot de la mort. C’est la même chose, la vie est quand même au bout. Seulement, je suis hanté par le besoin de vous dire que j’aurais préféré n’avoir que la seconde partie de votre livre, le jardin des supplices. Le passé de votre héros me gêne un peu, car il le diminue en le précisant. Il n’est plus l’homme. Imaginez que la première partie n’existe pas, et publiez la seconde, sans explications, avec des personnages qui tombent du ciel : l’effet est décuplé, on est vraiment dans l’au-delà, ce n’est plus que l’homme et la femme, jetés dans une étreinte, dans un spasme, à toutes les joies et à toutes les douleurs de l’amour, à la vie totale. Je m’explique mal sans doute, nous en causerons. Et je vous envoie, en attendant, tout mon cœur d’écrivain, car vous avez fait un très beau livre. Je ne vous parle pas de notre victoire, nous en causerons aussi. Les braves gens vont enfin se réjouir. Embrassez votre chère femme pour moi, comme je vous embrasse vous-même, bien affectueusement. Z. »
Octave Mirbeau publia son roman Le Jardin des supplices chez charpentier Fasquelle en juin 1899. Roman « de meurtre et de sang » selon les termes mêmes de son auteur, dédié « Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, ces pages de Meurtre et de Sang », l’ouvrage suscita de nombreuses réactions par la violence de ses images et la puissance de son exotisme.
Attaqué pour diffamation suite à la publication de son « J’accuse », Zola est condamné, à l’été 1898, à un an de prison et à 3 000 francs d’amende, la peine maximale. Malgré le pourvoi en cassation, et sur les conseils de son avocat Labori, Zola condamné, quitte immédiatement la France pour s’exiler en Angleterre, avant que le verdict ne lui soit officiellement signifié et ne devienne exécutoire. Le 18 juillet 1898, Zola, seul, prend le train de 21 h 00 pour Calais, sans aucun bagage. Reclus à Londres, il reste attentif à l’évolution de la procédure jusqu’à son retour en France le 4 juin 1899.
Les relations entre Mirbeau et Zola, ont oscillé pendant un quart de siècle entre mépris et vénération. C’est l’affaire Dreyfus qui réconcilie définitivement les deux hommes. Réunis et animés par leur haine de l’injustice, ils prennent fait et cause pour l’innocent.
Lorsque la lutte se fait plus vive et que la vie de Zola est menacée, Mirbeau se place résolument aux côtés du « cher homme ». Pour cela, il écrit, pétitionne, fait le garde du corps quand Zola doit se rendre aux tribunaux sous les cris hostiles des antidreyfusard, et va jusqu’à le soutenir financièrement. Dès le 8 août, Mirbeau, pour éviter la saisie des biens de Zola, se rendit à Versailles afin de payer, de sa poche, au percepteur de Seine-et-Oise, les 7.525 francs au paiement desquels Zola avait été condamné. Début 1899, il se rend également en Angleterre pour soutenir moralement l’homme exilé, sans jamais oublier, en France, de s’occuper d’Alexandrine, son épouse.
La mort de Zola, le 29 septembre 1902, n’interrompit pas cette amitié. Au-delà de la mort, Mirbeau continue à rendre hommage à l’auteur de J’accuse : il met en place, au sein d’un comité, le pèlerinage de Médan.