Marcel PROUST (1871.1922)
Lettre autographe signée à la baronne Aimery Harty de Pierrebourg.
Huit pages in-12°. 102 bd Hausmann [début novembre 1911]
Kolb, Tome X, pages 368 à 370.
« Je crois de plus en plus que l’artiste a devant lui son œuvre à laquelle il ne doit rien changer. »
Proust se réjouit de la dernière publication de Mme de Pierrebourg.
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« Madame, Comme les riches qui ont souci des pauvres et se penchent vers eux, comme il est touchant que vous ayez pensé à une laide ! Je suis sûr que vous n’avez mis aucune coquetterie, aucun « esprit » dans ce titre : Ma figure et que Claude Ferval [le pseudonyme littéraire de Mme de Pierrebourg] dans l’impartialité de vos créations a oublié Madame de Pierrebourg et la chose parfaitement belle qu’est Sa figure ? J’ai reçu votre livre hier et je suis trop souffrant en ce moment pour vous écrire longuement.
Je peux cependant vous dire si vous vous souciez le moins du monde de mon avis que de tous vos livres celui-là est sans hésitation mon préféré. Je ne connais rien de plus beau qu’un vraiment « beau sujet ». Et quel beau sujet que celui-là ! si réel et qui s’accompagne de si grands, de si souples symboles pour peu qu’on y songe. Je crois de plus en plus que l’artiste a devant lui son œuvre à laquelle il ne doit rien changer (ce serait là le facile, changer, inventer hors du réel), le malaisé étant de le dévoiler entièrement, d’en respecter tous les contours, de mettre le ciseau dans le bloc exactement où l’on voit la statue. Comme il eût été facile de gâter un sujet pareil, de le rapetisser ou de l’allonger par l’analyse de le surcharger de personnages secondaires et d’incidents postiches. Or avec une simplicité de tragédie classique, Ma figure n’a d’autre source de son émotion et de ses péripéties que dans le développement naturel, sans intervention de l’auteur, sans causes efficientes surajoutées, de la situation initiale donnée. Vous savez si bien, sans donner d’explications, montrer dans les actes et les propos de vos personnages la spontanéité ou les réactions de leurs sentiments que le livre transporté presque tel quel au théâtre serait un drame bien poignant, bien neuf, et dont la situation si aisément allégorique permettrait à chacun de substituer au besoin à la laideur, tel autre secret qu’il dérobe à l’amour. (Et à ce propos je me demandais si c’est ainsi que vous aviez procédé en travaillant, ou si vraiment vous aviez pu, vous dont le destin a reflété la beauté de votre sourire, vivre sincèrement la vie d’une laide).
Peut-être faudrait-il qu’ils ne s’y revoient pas. Mais pourtant comme on voit la scène où il la couvre de baisers dans l’obscurité. Mille délicatesses, contrairement à l’optique dramatique, y « porteraient » comme cette charité de femme qui ne veut pas dire : « Que c’est beau ! » au spectacle que le blessé ne peut pas voir. D’ailleurs son retentissement comme livre sera très grand. La singularité de la donnée, sa généralité, sa vérité, la noble simplicité de la mise en œuvre, empêcheront qu’elle soit jamais délaissée.
C’est un grand regret pour moi, Madame, surtout après cette dernière visite de Trouville où vous avez été si exquise pour moi et dont les paroles sont restées dans mon cœur de ne pouvoir jamais vous voir vous dire tant de choses dont je suis si rempli. Et mon regret est plus grand maintenant qu’est entré dans votre vie, pour le bonheur de tous je le souhaite, l’ami que j’admire si tendrement, l’être adorable qu’est Georges de Lauris. Quelles heures incomparables je passerais avec vous tous. C’est une cécité aussi que celle qui empêche de jamais rien voir de l’humanité ou de la nature, heureux pourtant qu’elle n’ait pas commencé avec la vie et qu’on puisse les bercer dans son souvenir et les porter dans son cœur. Daignez agréer Madame mes bien respectueux et admiratifs hommages. Marcel Proust.
P.S. Je repense au côté vie et réalité du livre et avec quelle évidence il pose ce terrible rapport algébrique des lignes du visage dans lequel la femme est incluse sans évasion possible, cette longueur du nez de Cléopâtre qui change pour elle quelque chose qui lui importe plus que le destin des empires, le sien ! »