Marcel PROUST (1871.1922)
Lettre autographe signée à Georges de Lauris.
Cinq pages ½ in-12° sur papier de deuil.
[Versailles, peu avant le 20 octobre 1906]
Kolb, tome VI, pages 241-242.
“Je ne sais pas comment j’ai eu la force de vous copier cette page, je l’ai puisée dans le désir de vous la faire lire.”
Très belle lettre sur la peinture citant John Ruskin sur Giotto et Turner.
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« Mon cher Georges, J’ai à peine la force de vous dire que je sens que vous n’avez pas reçu mes lettres et que j’en suis ennuyé. Non ne venez pas en ce moment. Je vous écrirai prochainement pour vous dire pourquoi. J’ai demandé à Ruskin (à son œuvre, non à son esprit seul, c’est une citation, ce n’est pas un pastiche) ce qu’il pensait de M. Berenson.
Voici sa réponse (mornings in Florence VI, 118) « Il paraît, assurent de laborieux anglais, que je me suis trompé en attribuant à Giotto le tableau des Offices qui est de Lorenzo Monaco. Cela peut être vrai, sans que tout ce que je vous ai dit au sujet de la prédelle, perde rien de sa valeur et cela ne doit ébranler en rien, si vous êtes raisonnable, votre confiance en tout ce que je peux vous dire sur Giotto. Il est une manière de s’y connaître en peinture qui est le fait des artistes, une autre qui est le fait des antiquaires et des marchands de tableaux. Cette seconde manière repose sur une connaissance précise de la toile et des habitudes du procédé et n’implique aucun compétence relativement aux qualités esthétiques proprement dites.
Il y a peu de bons experts dans les grandes villes d’Europe dont l’opinion n’ait plus de valeur que la mienne sur les questions d’authenticité. Ils vous diront si une peinture peut être attribuée à un tel ou un tel mais sur ce que vaut la peinture elle-même ils n’ont aucune idée. C’est ainsi que j’ai pris une fois des aquarelles de Varley et de Cousin pour des aquarelles de la première manière de Turner ; les experts ont donc fait preuve de plus de compétence que moi en ce qui touche l’authenticité de ces aquar[elles]. C’est entendu, mais cela n’empêche pas qu’ils ne connaissent pas aussi bien que moi ce que vaut Turner et son œuvre. De même vous pourrez me prendre en faute dans des questions d’attribution, encore bien plus incertaines, des premiers élèves de Giotto, et pour l’authenticité d’une œuvre de ce temps. Mais – je vous le dis avec plus de tristesse que d’orgueil – sachez que je suis tout simplement la seule personne qui puisse vous dire sa valeur réelle. Vous vous rendez compte que toutes les fois que je vous dis de regarder une peinture, elle en vaut la peine, et chaque fois que je vous parle du génie original d’un maître, c’est bien de cette originalité, que j’ai discernée très exactement, quand même je ferais toutes les erreurs d’attribution possibles de ces œuvres. Quand j’ai pris un Cousin pour un Turner, il s’agissait d’un morceau de ciel traité avec une délicatesse éminemment « turneresque » que l’expert n’avait même pas soupçonné ! mais qu’un autre artiste que Turner avait pu un jour, parvenir à égaler. Tandis que l’expert ne s’attachait qu’à la qualité du papier Whatman que Cousin employait et non Turner. »
Tout cela n’empêche pas que j’aimerais bien connaître Berenson. Je ne sais pas comment j’ai eu la force de vous copier cette page, je l’ai puisée dans le désir de vous la faire lire. Dès que le traitement d’huile aura manifesté son effet, écrivez-moi. Tendrement à vous Marcel. »